Katerina Thomadaki:
Nous disions que nous sommes des media artists, c’est le terme anglo-saxon
qui n’a pas d’équivalent en français. Dans les années
80 nous avons utilisé le terme artistes multi-media, mais
comme il a été récupéré par l’informatique,
aujourd’hui il prête à confusion.
Jacques Donguy:
Il y a le terme d’intermedia qui a été inventé
par Dick Higgins depuis 1966, même s’il le fait remonter jusqu’à
Coleridge, Dick Higgins qui vient de sortir un livre, son dernier, sur
le sujet [1].
K.T.: Nous
n'avons pas encore vu ce livre. Pour nous, ce
terme implique le dépassement des frontières des media,
un
principe central dans notre pratique. Dans tout notre parcours consacré
à l’Ange, nous avons lié intersexualité et
intermedia.
Maria Klonaris:
Dans Le Cycle de l’Ange nous avons
opté pour les mutations des media et des images
[2].
Mais cette notion de mutation était déjà présente
dans notre travail dès 1976. Notre premier film, Double
Labyrinthe, a été montré en version monoécranique
au départ, puis dans une version de performance/projection pour
deux projecteurs Super 8 que nous manipulions en jouant sur la désynchronisation
temporelle des deux copies, la modification des dimensions des images et
leurs déplacements dans l’espace de l’écran
[3]. Déjà, avec ce
film, nous avons mis en place notre langage plastique et conceptuel. Aussi,
l’idée de déstabilisation du medium. Pour notre deuxième
film/performance,
L’Enfant
qui a pissé des paillettes[4]
nous avons introduit la pluralité des media, à
savoir le Super 8, la diapositive, le son en direct, car il y avait un
métronome qui scandait le temps et nous lisions des textes au micro
dans le noir, tout en manipulant nous-mêmes les projecteurs. Avec
Arteria
Magna in dolore laterali en 1979, nous introduisons la vidéo
à partir d’une action in vivo, filmée devant le public
et retransmise en feed back. Nous constatons maintenant que nous
sommes les premiers artistes en France à avoir travaillé
sur les passages du cinéma expérimental à la photographie,
de l’image mobile à l’image fixe, de l’image projetée à
l’image opaque, de la projection frontale à la multiplication et
à la spatialisation des projections.
K.T.: Une précision
sur le cinéma expérimental, un terme que nous trouvons par
ailleurs très réducteur. Il y aurait plutôt lieu de
dire “art cinéma” ou image en mouvement en tant qu’art plastique.
Or, c’est un secteur qui en France reste une zone frontalière des
arts plastiques. Les théoriciens de l’art actuel continuent à
l’ignorer, sans gêne, comme s’il faisait partie d’une autre discipline.
Cette attitude est encouragée par la rigidité catégorielle
générale qui régit l’art dans ce pays. Mais elle se
trouve soudain dépassée par l’histoire, car l’histoire de
l’image fixe ne peut plus être dissociée aujourd‘hui de l’histoire
de l’image en mouvement. Il y a nombre de choses qu’il n’est plus possible
d’aborder en ignorant le cinéma dit expérimental; par exemple
l’art vidéo ou tout ce qu’on met sous l’étiquette de nouvelles
technologies, les installations qui utilisent des projections et même
la photographie contemporaine. Il est intéressant d’observer qu’aucun
des spécialistes de “l’art technologique” en France ne tient compte
de l’histoire du cinéma expérimental. Et que, de l’autre
côté, les spécialistes du cinéma expérimental
font preuve de fermeture face aux autres secteurs d’art technologique.
Bien sûr, on est aujourd’hui confronté à un tel élargissement
du champ de l’art, dû notamment aux successions rapides de nouveaux
outils technologiques, que les connaissances requises pour aborder la production
contemporaine dépassent les capacités d’une recherche individuelle.
Mais au lieu de se rendre compte du problème et de chercher les
moyens pour combler des lacunes qui deviennent insoutenables, on se cantonne
encore dans les délimitations de champs rendues caduques par les
métissages et les hybridations. Résultat: de grands retards,
de grands oublis et de grandes erreurs dans l’analyse des œuvres contemporaines.
J.D.: J’aimerais
que vous précisiez la situation du cinéma expérimental
en 1976, quand vous avez commencé.
K.T.: Lorsque
nous avons réalisé Double Labyrinthe, nous ne connaissions
pratiquement rien de la situation du cinéma expérimental
français contemporain. Nous arrivions juste d’Athènes où
nous avions déjà pu connaître le cinéma underground
américain, à travers une programmation sur le New Américan
Cinema composée par P. Adams Sitney qui avait fait une tournée
internationale. A Athènes, nous avions tourné quelques courts
métrages expérimentaux en Super 8 que nous considérions
comme des essais. Après avoir vu Double Labyrinthe Dominique
Noguez nous a mises en contact avec le circuit du cinéma expérimental
français, dans lequel par la suite nous nous sommes engagées
activement. A l’époque la tendance dominante, ici comme ailleurs,
était le cinéma structurel. Il y avait aussi les lettristes,
avec lesquels nous n’avions pas vraiment d’affinités. Mais le cinéma
expérimental était relativement peu développé
alors en France et restait très marginal. C’est à partir
de 1976 justement qu’il devait connaître une réelle re-naissance.
J.D.: Et tous
les fluxfilms [5], qui datent de 1963/64?
K.T.: Ils n’étaient
pas une référence pour notre travail. Le courant par rapport
auquel nous nous sommes principalement positionnées, par opposition,
c’était le cinéma structurel. Donc un cinéma minimaliste,
qui s’intéresse aux processus du film, à l’aspect matériel
du film plus qu’à tout contenu. Et nous, nous avons introduit le
corps-comme-langage, le discours sur l’identité et la sexualité,
le discours sur l’inconscient et les références mythologiques,
mais aussi la dimension sociale et philosophique, toute une série
de préoccupations banies par le cinéma structurel, qui s’inscrivait
dans le purisme - et souvent dans le puritanisme - moderniste.
M.K.: Double
Labyrinthe a été présenté pour la première
fois publiquement en mai 1976 à l’université Paris I, dans
l’amphithéâtre de St. Charles en presence de Michel Journiac et
de Dominique Noguez, et tous les deux ont été totalement
enthousiastes. Avec les deux, c’était le début d’une amitié.
Dominique Noguez nous a incitées à envoyer notre film à
des festivals internationaux. C’était historiquement le premier
long métrage expérimental réalisé en Super
8 en France. A l’époque le Super 8 était déjà
utilisé par le cinéma militant, ou par un cinéma autobiographique
héritier des home movies, mais pas avec une approche plastique.
Double
Labyrinthe a été à l’origine du mouvement autour
du corps et du Super 8 dans le cinéma expérimental français.
Il a introduit une démarche esthétique et éthique
inédite.
K.T.: Pour ce
film nous avions réalisé des actions. En ce sens nous
étions proches de l’art corporel que nous connaissions déjà.
Mais notre grande différence avec l’art corporel, c’est que nous,
nous avons été immédiatement intéressées
par le medium-comme-langage autant que par le corps-comme-langage.
Nos actions étaient conçues pour la caméra.
J.D.: Il y a
le précédent des actions des actionnistes viennois filmées
par Kurt Kren [6].
M.K.: Les Viennois
ont eu la chance d’être filmés par Kurt Kren qui était
une des figures du cinéma expérimental autrichien. Quand
nous avons commencé à tourner Double Labyrinthe, nous
connaissions le travail des actionnistes viennois par des constats photographiques,
mais nous n’avions pas encore vu les films de Kurt Kren, qui sont d’ailleurs
très différents des nôtres. Quant au fameux film de
Peter Kubelka Arnulf Rainer, il est une des entreprises les plus
extrêmes, les plus iconoclastes de l’histoire du cinéma. Filmer
des artistes, surtout lorsqu’ils font des actions, est un réel défi.
Malheureusement la plus grande partie de la production de “films sur l’art”
sont des documentaires avec tout un côté didactique, ou pseudo-narratif.
Nous sommes intéressées par les démarches qui cassent
ce rapport extérieur et arrivent à inventer, à travers
le medium, des analogies, des équivalences énergétiques
ou conceptuelles avec le travail de l’artiste. C’est notre propos dans
un film comme L’Ange Amazonien. Un portrait de
Lena Vandrey que nous avons réalisé entre 1987 et
1992.
K.T.: C’est vrai
qu’ en ayant suivi de près le travail de Gina Pane et de Michel
Journiac pendant un temps, nous étions déçues de l’usage
qu’ils faisaient de la vidéo comme constat d’une action. Parce qu’apparemment,
ils n’étaient pas très conscients des enjeux de l’image en
mouvement. Ils étaient beaucoup plus à l’aise avec l’image
fixe, la photographie.
J.D.: A la fin
de sa vie, Michel Journiac pour le Centre Pompidou a remonté, dans
le sens d’une simplification, la plupart des films et vidéos sur
ses actions.
K.T.: Nous parlons
de ce qui était en circulation quand nous avons réalisé
Double
Labyrinthe. En 1975/76, nous trouvions qu’il y avait une étonnante
absence de réflexion sur le medium vidéographique
de la part de ces artistes qui avaient par ailleurs une réflexion
tellement poussée sur le corps. Ils considéraient que la
vidéo pouvait constituer une trace “objective”, ce qui est faux.
N’oublions pas que dans les années 70 la vidéo était
une nouvelle technologie en train de se frayer un chemin dans le champ
de l’art. Sa capacité d’enregistrement continu et de visionnement
direct, des capacités techniques que n’avait pas le film, étaient
très prisées. Mais on parlait très peu de ses lacunes,
surtout de la très basse définition et du manque de profondeur
de champ, qui ne permettaient pas des approches plastiques de l’image aussi
pointues que celles du film expérimental. Comme les media interactifs
aujourd’hui, la vidéo était alors enveloppée de toute
une mythologie technophilique.
M.K.: A la différence
d’artistes comme par exemple Peter Campus, Dan Graham ou Bruce Nauman,
qui pendant la même période ont exploité les spécificités
de la vidéo dans des dispositifs électroniques en circuit
fermé, les artistes corporels en France lui ont réservé
un rôle de “document” - à l’ exception d’une ou deux retransmissions
en direct chez Gina Pane, dont Death Control reste la plus essentielle.
K.T.: Ayant assisté
et participé [7] à certaines
actions, je peux dire que ce qui s’en dégageait, c’était
un effet de présence, un effet d’énergie, une tension, et
il est clair que si on cherchait à l’enregistrer, il aurait fallu
au moins rechercher des équivalents à travers le medium
même. Tandis que là, il s’agissait de planter une caméra
et d’enregistrer, ce qui fait que dans le “constat” il n’y avait plus rien
de ce qu’on avait pu vivre, rien de la dimension mentale de l’action. A
l’époque on retrouvait ce même problème dans les enregistrements
de certaines représentations théâtrales. En 1978 j’avais
fait une étude sur ce sujet, à propos d’un document vidéo
du CNRS sur la Classe morte de Tadeusz Kantor [8].
Ces prises de conscience se trouvaient derrière notre volonté
de faire intervenir directement la caméra dans les actions et de
réfléchir sur le regard. Le regard à travers la caméra
et comment ce regard peut amplifier la tension intérieure de l’action.
M.K.: Une autre
différence de taille, c’est que nous prenons nous-mêmes la
caméra, nous ne la confions pas à un opérateur ou
à quelqu’un d’extérieur. Et le fait que nous prenons la caméra
en mains et que nous faisons le montage nous-mêmes, nous permet de
maîtriser totalement notre langage à la fois corporel et visuel.
En plus, nous nous filmons mutuellement, nous passons toutes les deux devant
et derrière l’objectif. Ce regard réciproque a une dimension
politique car il implique des rapports d’égalité, de dialogue,
de regardant/regardé, l’interchangeabilité des rôles.
J.D.: La réflexion
sur ce que ça veut dire filmer, la caméra, il y a Dziga Vertov,
Takahiko Iimura, les vidéos de Godard après
Pierrot le
Fou... [9]
K.T.: Entre autres.
Cette réflexion date au moins des années 20 en ce qui concerne
le cinéma expérimental. Mais nous y avons introduit la réciprocité
inter-corporelle, la structure miroirique au sein d’une œuvre co-signée,
et ce point de vue de femmes qui se demandent comment se joue la domination
par le regard et quelles sont les alternatives que l’on peut proposer.
Je pense que c’est là en grande partie l’originalité de notre
apport à cette réflexion sur le regard/caméra. Nous
avons voulu libérer le regard derrière la caméra de
la charge d’une projection de stéréotypes, d’une objectivation
de celui qui est regardé, surtout si c’est une femme. Parce que
sur ce plan, très peu de travail avait été fait, même
dans le contexte du cinéma expérimental.
M.K.: Dans nos
films nous ne sommes pas des actrices mais des actantes, c’est un
autre terme que nous avons introduit, pour signifier le sujet qui conçoit
et agit une action.
K.T.: A propos
de l’action corporelle dans nos films, au début, dans DoubleLabyrinthe,
ou encore dans la partie filmique de L’Enfant qui a pissé des
paillettes nous conservons l’unité spatio-temporelle de l’action.
Puis, par la suite, dans le Cycle de l’Unheimlich,
celui des Hermaphroditesou encore
dans la Série Portraits, l’action
va être totalement décomposée et recomposée
sur le plan du temps par le montage. Je pense que l’exemple le plus frappant,
c’est Unheimlich II: Astarti, où
il y a un immense travail sur la segmentation et l’apparition/disparition
et où le montage comme processus mental devient aussi important
que les actions corporelles que nous mettons en place. D’autre part un
film comme Selva. Un portrait de Parvaneh
Navaï, réalisé par Maria, repose la question
de l’unité de l’action, mais qui, cette fois-ci, est fractionnée
par le tournage, par le montage (dans la caméra ou a posteriori),
par les surimpressions et par les déplacements dans l’espace. Selva est peut-être l’exemple le plus typique de notre approche du film-comme-énergie.
Donc progressivement la discontinuité du temps cinématographique
va supplanter la continuité du temps de l’action. Et lorsque nous
parlons de temps cinématographique, évidemment nous ne nous
référons pas au cinéma narratif industriel, mais aux
réinventions du temps filmique par le cinéma expérimental,
dont quelques exemples fulgurants se retrouvent pour nous dans les films
d’une Maya Deren ou d’un Gregory Markopoulos.
J.D.: Qu’en est-il
des recherches formelles? Parce qu’une grande partie du cinéma expérimental
repose sur des recherches très formelles, je pense par exemple au
fluxfilm Zen for Film de Nam June Paik de 1964, un film vierge sur
lequel se dépose parfois et aléatoirement de la poussière.
K.T.: Les démarches
radicales sur les limites de la vision nous ont toujours intéressées.
Une certaine abstraction aussi. Ce que nous critiquons, ce sont ces démarches
trop sèches, trop systématiques qui s’épuisent dans
la démonstration et l’exploitation d’un paramètre filmique,
là où l’évacuation du sujet devient un devoir envers
une certaine orthodoxie moderniste. Cette scène était d’ailleurs
dominée par des artistes hommes. Le heurt était inévitable,
du moment où nous avons assumé un point de vue de femmes,
et d’artistes trans-culturelles, qui contestaient en plus les divers discours
et pouvoirs en place. A ces recherches strictement formelles ou sémiologiques,
nous avons opposé un travail sur la force intérieure de l’image.
Un travail sur l’impact subversif du corps dissident. Dès 1976 nous
avons lancé le terme cinéma corporel et nous avons théorisé ce cinéma. Notre démarche
s’est répercutée dans tout un mouvement, que Dominique Noguez
a nommé “une école du corps”. Ce n’est que bien plus tard,
dans les années 80, que des courants proches sont apparus en Angleterre
et en Allemagne.
M.K.: Mais la
recherche formelle, n’est pas absente de notre travail. Tout au contraire.
Qu’il s’agisse de l’organisation plastique, rythmique du film, ou qu’il
s’agisse de notre interrogation sur le dispositif de la projection, la
présence de la recherche formelle est intense, mais elle est toujours
inextricablement liée à des questions de fond.
J.D.: Et le “cinéma
élargi”? Comment se situe votre travail par rapport à
ce mouvement sur le plan international? [10]
M.K.: “Cinéma
élargi” est la traduction française du terme expanded
cinema. Voilà encore un courant essentiel dans le développement
de l’art technologique, et qui est très peu connu et étudié
en France. Dans les années 60 il y avait déjà aux
Etats-Unis les light shows, Stan VanDerBeek et son Movie-Drome,
Robert Whitman, que nous connaissions par nos lectures. Le cinéma
élargi britannique nous était pratiquement inconnu. En fait
nous en avons découvert quelques aspects importants en 1978 en participant
à la manifestation Films/projections au British Council à
Paris avec notre projection/performance Soma.
En France il y avait le syncinéma des lettristes, les attaques
de Maurice Lemaître contre le rituel cinématographique classique [11].
Il y avait aussi les détournements de la projection opérés
par Giovanni Martedi. Mais dans tous les cas, on ne quittait pas le medium cinématographique. Le cinéma expérimental français
a d’ailleurs conservé ce purisme jusqu’à aujourd’hui. Disons
de manière rétrospective qu’au sein du cinéma expérimental
en France, notre pratique, qui couvre plus de vingt ans, est la plus extensive
dans ce domaine et surtout celle qui a franchi les frontières des media.
K.T.: Nous avons
introduit l’approche interdisciplinaire et la mixité des media tout en apportant une complexité et une structuration spatiale rigoureuse
des images projetées. Nous avons aussi beaucoup travaillé
sur la diaphanisation et la mise en abîme de l’image projetée
en utilisant des écrans “préparés”, miroirs, transparences,
paravents, portes-fenêtres, etc. Pour Unheimlich
III: Les Mères, une performance multi-media co-produite
par le Centre Georges Pompidou, nous avons élaboré une partition
de projection que nous mettions nous-mêmes en action dans la salle.
Nos corps devenaient écrans. Images fixes et films investissaient
la totalité de l’espace et créaient des effets de tridimensionnalité.
Avec Mystère I: Hermaphrodite endormi/e (Biennale de Paris, 1982), nous avons opéré un passage significatif
historiquement: celui du cinéma élargi et de la performance
de projection à l’environnement de projection. C’est-à
dire que nous avons aboli le temps linéaire cinématographique
au profit d’un temps cyclique, que permettaient les réseaux d’images
fixes et de boucles de films. La projection est devenue un espace-temps.
Nos environnements de projection, multi-médiatiques et multisensoriels,
préfigurent alors les installations de réalité virtuelle.
Ils explorent le principe de l’immersion mentale du spectateur, une immersion
à la fois visuelle et sonore. Ils abolissent la frontière
entre le réel et le virtuel.
J.D.: J’aimerais
qu’on revienne à votre relation à l’art corporel, et plus
particulièrement à Michel Journiac et à Gina Pane.
M.K.: Ce qui
nous a interpellées dans le travail de Gina Pane et de Michel Journiac,
c’est que c’était vraiment un travail de nécessité.
L’urgence du discours social autour du corps est quelque chose que nous
partageons avec eux. Aussi, un certain sens de la dramaticité du
corps, qui tend à disparaître actuellement. Cette saisie du
sujet dans sa profondeur. Nous avons introduit le terme cinéma
corporel, justement pour faire un lien entre art corporel et cinéma
expérimental. En ce sens nous considérons notre travail comme
un méta-art corporel. Notre engagement socio-critique nous
situe dans la continuité des démarches des artistes corporels
français. Mais nos écarts sont aussi considérables.
K.T.: Tout d’abord,
notre intérêt pour la projection, le travail sur les dispositifs
de projection, l’espace-temps comme matériau et support, l’œuvre
d’art comme contenant, toutes ces conceptions nous inscrivent
dans une autre perspective. Notre relation à l’image est
aussi très différente. Nous travaillons sur la métamorphose,
la mutation, l’incrustation, l’hybridation. C’est pourquoi la médiation
technologique est capitale pour nous. Nous utilisons les technologies comme transformateurs. D’où un rapport constant entre corps et machines.
Le corps différent devient d’abord écran d’images intérieures.
Puis, avec l’Hermaphrodite endormi/e, Electra, l’Ange ou les
Jumeaux, il se transmue en espace d’inscriptions cosmiques, matrice
cosmogonique. Il s’ouvre à la lumière, il est virtualisé,
il réunit microcosme et macrocosme. C’est un élargissement
du corps que nous opérons et cela n’a rien à voir avec certaines
positions de l’art corporel qui considèrent “le corps comme viande”.
M.K.: C’est aussi
une question de positionnement par rapport au champ de l’art. Les artistes
corporels français ont choisi de rester tout le long dans “le champ
pictural”, c’est une expression de Gina Pane. Tandis que nous avons d’emblée
inscrit notre pratique dans l’interdisciplinarité et nous avons
combattu les frontières des champs artistiques. Nous avons voulu
en plus briser le cadre fermé du milieu de l’art contemporain. Nous
avons eu des échanges actifs avec des mouvements sociaux - surtout
avec les mouvements des femmes dans les années 70-80 et ceux des gender
politics dans les années 90, avec les milieux psychanalytiques
et psychiatriques. Nous nous déplaçons constamment entre
les lieux institutionnels de l’art et les lieux non institutionnels, nous
n’avons jamais voulu rester enfermées dans le marché de l’art.
K.T.: Mais il
y a aussi un autre écart essentiel, que j’évoquais tout à
l’heure. C’est qu’entretemps le “réel” a basculé. Par rapport
à eux, nous appartenons à une prochaine génération
d’artistes, celle qui s’est confrontée à la donnée
technologique. Ce n’est pas un hasard si dans les années 80 nous
avons été présentes dans les deux expositions historiques
sur les rapports entre art et technologie, “Electra” au Musée d’Art
Moderne en 1983 et “Les Immatériaux” au Centre Pompidou en 1985.
Chez nous le corps est d’emblée médiatisé par la technologie.
Nous avons participé de plain-pied aux bouleversements technologiques
des deux dernières décennies en abordant une grande variété
d’outils, media légers ou sophistiqués: film, diapositives,
photographies, polaroïds, techniques de tirage et d’impression, palette
électronique, vidéo, son analogique et numérique,
ordinateur, copieur et imprimante numérique, Internet, etc. Comme
ces outils nous les prenons à chaque fois en main, il s’ensuit toute
une réflexion sur le medium-comme-langage, mais aussi sur
le medium comme donné social. Notre discours critique s’étend
donc du statut socio-culturel du corps au statut socio-culturel des technologies.
Dans les deux cas nous défendons la différence contre l’exclusion.
Et ceci non seulement avec nos œuvres et nos écrits théoriques,
mais aussi avec les Rencontres Internationales
art cinéma / vidéo / ordinateur que nous avons conçues
et que nous dirigeons depuis 1990 [12].
M.K.: Cet événement
s’inscrit dans le prolongement de notre pratique artistique. Il a constitué
la première attaque en France, mais aussi internationalement, contre
les séparations des champs de l’image animée. Il faut souligner
qu’il a été rendu possible grâce au soutien indéféctible
du Ministère de la Culture, celui de la Commission Européenne
- et pas seulement. Tout un réseau de soutien international - institutions,
artistes, théoriciens, a permis à cet événement
de prendre son envergure. Dans ses trois éditions nous avons présenté
près de quatre cents artistes internationaux avec des œuvres innovantes
en image en mouvement. Et ceci à travers le siècle, toutes
technologies confondues.
J.D.: Pour revenir
aux origines de votre pratique, quel est votre rapport au théâtre,
que vous pratiquiez en Grèce? [13]
K.T.: A Athènes,
notre dernière réalisation théâtrale, était Expérience
I: Images de la vie quotidienne, en 1973. C’était une
œuvre de laboratoire sur laquelle nous avons travaillé pendant plusieurs
mois. L’espace du “jeu” était une boîte que nous avons fait
construire à l’intérieur d’une salle polyvalente de spectacles,
abandonnant ainsi la “scène”. Le public y était intégré
dans une grande proximité physique avec les acteurs qui faisaient
une série d’actions accompagnées de fragments de monologues,
de souvenirs, de rêves. Il n’y avait qu’un lit, une table, une bassine
d’eau, des ampoules électriques nues. Le climat général
était très oppressif, claustrophobe et sans issue. Ces images
de la vie quotidienne étaient pour nous le reflet de notre vécu
de la dictature, de cette oppression immense qu’on traversait et que nous
avions transposée dans une relation interpersonnelle d’un couple
homme-femme qui s’adonnait à des relations d’une extrême violence.
Les tentatives de destruction de soi ou de l’Autre se succédaient,
interrompues par de vaines tentatives de rapprochement. A un moment par
exemple, l’homme enveloppait la femme dans un drap, qu’il nouait et commençait
à faire tourner en l’air pendant qu’elle hurlait. Plus tard il s’
enfonçait à plusieurs reprises la tête dans la bassine
d’eau et restait longtemps dans cette position jusqu’à suffoquer
presque. Ou bien il se brûlait lentement les doigts avec des allumettes.
J.D.: Et elle
a été jouée plusieurs fois?
K.T.: Nous avions
construit cette “expérience” à partir d’improvisations des
acteurs, mais ça s’est avéré terrible à refaire.
D’ailleurs l’expérience consistait justement à explorer la
limite entre la vie et l’acte théâtral. A l’époque
nous parlions de drasis ou dromenon, qui en grec veut dire
“action”. Pour nous, c’était un acting-out de toute la violence
morale que l’on avait subie, et c’est juste après que nous avons
quitté la Grèce. Donc après cette expérience
théâtrale liminale, où nous avions mis en question
le texte, l’espace et le temps théâtral, l’“acteur”, la représentation,
la mimésis.
J.D.: C’était
proche du happening.
M.K.: En quelque
sorte oui, mais c’était très structuré, c’était
proche aussi de l’art corporel avec la notion d’épreuve physique
comme élément de rupture. En Grèce nous étions
au courant du happening, mais nous n’avions jamais entendu parler
de l’art corporel. Et quand nous arrivons à Paris et que nous découvrons
à La Hune la vitrine qui lui est consacrée, avec le livre
de Lea Vergine Il Corpo comme linguaggio, c’est un choc. Nous connaissions
tout le travail théâtral qui se faisait à l’époque
autour du corps. En tant que metteur en scène, Katerina avait fait
un premier séjour à Paris en 1972, grâce à une
bourse de l’Institut International du Théâtre. Elle avait
alors suivi un stage auprès de Luca Ronconi. Puis, nous avions eu
la chance d’assister au Festival de Nancy en 1973. En Grèce, nous
nous sentions extrêmement isolées. Nous faisions cavalier
seul. Notre théâtre expérimental n’avait aucun précédent
dans le pays.
K.T.: A Paris,
nous rencontrons aussi Bob Wilson en 1975. Dès que nous avons fait
connaissance, il a proposé à Maria d’aller travailler
avec lui à New York. Bien que très intéressée
par son travail, elle ne l’a pas fait, car nous venions d’arriver en France,
nous avions engagé des études supérieures et surtout
nous étions juste en train de mettre en place notre propre création.
La Lettre pour la Reine Victoria était un spectacle extraordinaire.
A l’époque je faisais un D.E.A. en Etudes Théâtrales
avec Bernard Dort, qui, en tant que fervent Brechtien, supportait mal Bob
Wilson.
J.D.: Bob Wilson.
On en revient aux recherches formelles.
K.T.: Pas seulement.
Car ce qui était si extraordinaire dans ce spectacle, c’était
la place que Wilson avait donné à un garçon autiste,
Christopher Knowles, le dialogue qu’il instaurait sur scène avec
lui et la manière dont la structure de la pièce et son organisation
formelle découlaient du rapport de Knowles au langage.
M.K.: En 1976
nous avons conçu un projet qui répondait à Expérience
I: Images de la vie quotidienne. Il traitait de la torture, un traumatisme
collectif qu’il nous était nécessaire d’aborder de face.
Nous avons réalisé ce projet avec le Collectif 010, un groupe
d’amis, étudiants à Paris I, Saint-Charles. Cela a donné
une action de trois jours, La Torture: mise en corps d’une interrogation
/ protestation / réflexion / dénonciation, qui a eu lieu
à la Cartoucherie de Vincennes. Neuf actions individuelles étaient
réunies dans le même espace au sein d’une création
collective. Les limites du théâtre avaient définitivement
éclaté.
K.T.: Même
si nous nous sommes déplacées du théâtre vers
des formes d’art à médiation technologique, notre attirance
pour l’action vivante se manifeste dans nos performances/projections. Nous
avons initié le concept de la corporalisation de la projection,
où l’acte de projeter devient une action et la salle obscure un
miroir de la chambre noire du tournage. Nous sommes présentes sur
les deux plans, celui de l’image filmique et celui de la salle de la projection,
le corps-comme-langage se confronte à la projection-comme-langage.
D’autre part la mise en scène des figures et des objets est une
constante dans nos œuvres. Et nos installations-environnements ont hérité
de la dimension scénographique. Les dispositifs de projection que
nous concevons nécessitent souvent des aménagements spatiaux
selon des plans architecturaux que nous élaborons. Car nous avons
nié l’attitude du “spectacle total” qui consiste à confier
chaque secteur de la réalisation à un spécialiste,
ce qui maintient la séparation des champs artistiques. Nous prenons
en charge la totalité des fonctions créatrices, de la conception
à l’image et au montage, des plans architecturaux à la conception
sonore [14]. Cette attitude synthétique
mais fusionnelle fait que notre vision imprègne l’ensemble des composantes,
et nous permet de créer entre elles des réseaux d’échos
et de reflets.
J.D.: Votre
insistance sur le miroir?
M.K.: C’est tout
d’abord la pellicule comme miroir, l’autoportrait filmique, photographique.
Le double autoportrait du double auteur, se répercute dans les doubles
et les miroirs qui inondent nos espaces de projection. Le double autoportrait
s’élabore initialement dans La Tétralogie
corporelle, pour céder graduellement sa place à une
série de figures-miroirs. Donc des figures sur lesquelles nous allons
faire un transfert en quelque sorte, et qui seront sémantiquement
nos doubles. Avec nos figures-miroirs la citation et la réappropriation
prennent un caractère tout à fait particulier, qui n’a pas
d’équivalent dans les démarches typiquement postmodernes
qui y font systématiquement appel. Ces emprunts, ou ces matérialisations,
qui proviennent du patrimoine artistique ou d’archives médicales,
sont mis en scène et ritualisés à l’intérieur
d’environnements qui semblent émaner d’eux. Le buste de fillette
dans L’Enfant qui a pissé des paillettes, la statue de l’Hermaphrodite
endormi du Louvre, Orlando de Virginia
Woolf, la dormeuse et le robot de Métropolis de Fritz Lang
(Le Rêve d’Electra) et surtout
la photographie médicale d’hermaphrodite qui apparaît dans Le
Cycle de l’Ange à partir de 1985. C’est elle qui va se substituer
à nos visages et qui va occuper la place de l’autoreprésentation,
comme un autoportrait virtuel.
K.T.: Nous ne
connaissons pas d’autres cas d’artistes qui pendant presque quinze ans
ont travaillé sur une seule image trouvée. La force de cette
photographie, de ce corps, a rendu possible ce voyage. C’est une figure
absolument emblématique d’intersection. Avec elle dès 1985,
nous avons touché la question de l’intersexualité, une question
qui, à l’époque, ne faisait pas partie des préoccupations
des mouvements qui militaient pour les identités sexuelles. L’intersexualité
devient une revendication sociale aux Etats-Unis, vers le milieu des années
90 dans la mouvance des gender politics. Nous avions déjà
travaillé sur l’hermaphrodite mythologique ou alchimique au début
des années 80, mais la question de l’intersexualité arrive
avec cette figure que nous avons nommée “l’Ange”. C’est très
différent du travestisme, que les artistes corporels avaient déjà
exploré. La différence avec le travail sur le travestissement
de Journiac ou de Lüthi, ou même de Duchamp et de Warhol, c’est
que chez eux on est en face d’un homme qui se travestit en femme, ou, dans
le cas de Claude Cahun, l’inverse. Il y a ce passage d’un sexe à
l’autre.
J.D.: Et Molinier.
K.T.: Molinier,
bien sûr. Molinier se situait plus du côté de l’hermaphrodite,
son phantasme était de combiner la puissance sexuelle et jouissive
des deux sexes. Mais nous, nous prenons un cas clinique d’intersexualité.
Une personne qui a réellement existé et qui en elle-même
se trouve entre les sexes. C’est une tout autre situation. Parce
que là, ce qui est mis en question c’est le sexe constitué,
les catégories sexuelles constituées. Ce n’est plus un glissement
de l’une à l’autre, ni une synthèse phantasmée des
deux, mais une réelle contestation des catégories elles-mêmes,
ce qui provoque l’ effondrement d’un fondement biologique et social. C’est
pourquoi nous considérons cette figure comme emblématique.
M.K.: Les jumeaux
conjoints (Désastres Sublimes)
le sont aussi, sur un autre plan. Dans les deux cas il s’agit de “monstres”,
non plus mythologiques, ni phantasmés, mais bel et bien incarnés.
Et le “monstre” c’est ce qui met en péril les constructions biologiques
et sociales que l’on a classées sous la catégorie de la “normalité”.
Plutôt que de repousser les exceptions dans la marge, il devient
nécessaire de réexaminer la pertinence de l’ensemble de ces
constructions. Nous avons lu quelque part qu’une branche de la biologie
qui se développe beaucoup actuellement, notamment aux Etats-Unis,
c’est ce qu’on appelle “the biology of rarity”, la biologie des
raretés. Il y a aussi tout un intérêt récent
de la sociologie dans les pays anglosaxons pour les corps “extraordinaires”
et leur statut social du XIXe siècle à aujourd’hui. Donna
Haraway parle de la “promesse des monstres” dans un monde où les
hybridations de la nature avec la technologie nous obligent à redéfinir
le “corps naturel”.
K.T.: C’est en
ce sens que nous pensons notre pratique comme un méta-art corporel.
Car notre travail sur le corps est caractéristique d’une aire de
transition. D’une part il se fonde sur les discours sociaux et philosophiques
élaborés dans les années 70, principalement en France,
des discours dont la radicalité n’a pas été surpassée,
mais qui sont généralement évacués par le dit
art technologique des années 80 et 90, dans un mouvement de marche
arrière, où le technologique pulvérise le social.
D’autre part nous nous interrogeons sur un passage longuement préparé,
phantasmé et mythifié par les classes technologiques dominantes,
notamment sur cette course vers un corps post humain.
J.D.: En même
temps vous brassez les champs artistiques. Vous êtes prioritairement
identifiées comme “cinéastes expérimentales” et comme
artistes d’installations. Mais il y a aussi la photographie qui tient une
place importante dans votre travail, qu’elle soit chimique ou numérique.
K.T.: Certainement.
Elle arrive dès le départ avec L’Enfant qui a pissé
des paillettes et notre double autoportrait Tri-X-Pan
Double Exposure en 1977. La tension entre image fixe et image mobile
est fondatrice de notre pratique. Dans les années 80, avec Le
Cycle de l’Ange, notre travail photographique prend une autonomie et
devient assez central dans l’ensemble d’une pratique fondamentalement interdisciplinaire.
Avec Angélophanies en 1987-88,
nous procédons à une recherche inédite sur le tirage
par contact. Et nous abordons la photographie numérisée et
retravaillée sur pallette électronique, vers 1987. Par la
suite toutes ces images, seront hybridées et mises en situation
dans nos environnements des années 90. C’est là que nous
allons élaborer des stratégies de “spectralisation” de l’image
opaque par la lumière, surtout la “lumière noire”, et tenter
la confusion entre image dense et projection [15].
Notre parcours photographique est tout à fait atypique. Il est impossible
de le lire à travers les catégories trop rigides instituées
par l’establishment photographique en France, qui est encore plus
fermé que celui du cinéma expérimental, vu sa dépendance
du marché. Il aura fallu attendre presque deux décennies
pour que se légitime théoriquement la catégorie, plus
ouverte, de “photographie plasticienne” et pour que les métissages
et les hybridations des media, que nous pratiquons depuis plus de
vingt ans, soient enfin reconnus en France à cause de leur généralisation
dans les années 90!
J.D.: Après
le film, la photographie, la vidéo, le son et l’image numérique,
pourquoi n’avez-vous pas abordé un medium interactif, comme
le CD-Rom?
K.T.: Nous n’avons
jamais adhéré à la déontologie de l’art technologique
qui exige que les artistes participent de l’engouement autour de chaque
nouvelle invention technique. Peut-être parce que nous manquons totalement
d’opportunisme. Très engagées dans l’art technologique, nous
avons toujours gardé une position de distance critique. Les techniques,
nous les choisissons. Et nous les choisissons en fonction du déploiement
interne de notre œuvre et au moment où elles nous sont nécessaires.
En plus, en tant que dispositifs, elles doivent correspondre conceptuellement
à l’œuvre.
M.K.: Le CD-Rom
est fondé sur une logique encyclopédique et ludique, qu’il
faut détourner ou pousser à ses limites pour la mettre au
service de la création. De ce point de vue, il représente
un défi. D’autre part, à ce jour, et lorsque son déclin
technique s’esquisse déjà à l’horizon, le medium continue à être assez limité notamment pour des créations
fondées sur l’image en mouvement. Limité en termes de capacité
de mémoire, donc en termes de durée, et de flexibilité.
K.T.: Mais je
crois qu’il y a aussi autre chose. D’habitude on met l’accent sur le caractère
interactif de ce medium, sur les possibilités de participation
qu’il offre au spect-acteur. Tout cela est très relatif.
Car le cinéma, un medium réputé linéaire,
peut provoquer des interactions beaucoup plus profondes et complexes, que
celles qui s’épuisent au choix limité et mécanique
entre quelques courtes séquences arborescentes. Pour nous, plus
que l’interactivité, la constituante déterminante de ce medium
est l’interruption. Une sorte d’obligation de zapper. C’est
ce qui nous pose problème, car nous personnellement, nous aimons
travailler avec le flux - le flux temporel de l’image filmique et vidéographique
ou le flux spatial de l’environnement, ce qui permet au spectateur de “décoller”,
d’entrer dans un autre état de conscience. Perry Hoberman, qui a
réalisé une remarquable œuvre CD-Rom, disait que ce medium “tue
le film”. Qu’en introduisant des films dans son CD-Rom The Subdivision
of Electric Light, ils les tuait.
M.K.: Pour le
travail sur Les Jumeaux, la photographie numérique est un
choix délibéré. Cela a commencé par des traitements
de l’image sur copieur numérique pour finir par des traitements
sur ordinateur, que d’ailleurs nous réalisons nous-mêmes,
sans recours à un informaticien. Cette possibilité de variantes
et de doublures à l’infini que nous offre cet outil, correspond
au noyau conceptuel de l’œuvre, le corps/miroir, réel et virtuel,
le corps double comme matrice.
(Propos receuillis par Jacques Donguy
relus et complétés par M.K. et K.T.)
Paris, avril - juillet 1999
Notes
[1] Dick Higgins, Essays on Intermedia,
San Diego State University Press, U.S.A., 1997. Voir aussi Horizons:
The Poetics and Theory of the Intermedia, Carbondale, IL, Southern
Illinois University Press, 1983 et “Intermedia” dans Something Else Newsletter
1 #1 (février 1966).
[2] Voir catalogue Mutations
de l’image à l’occasion des 2èmes Rencontres Internationales
Art cinéma / vidéo / ordinateur à la Vidéothèque
de Paris du 2 au 6 mars 1994. Editions A.S.T.A.R.T.I.,
sous la direction de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki.
[3] Double Labyrinthe
X Double Labyrinthe, 1977
[4] L’Enfant
qui a pissé des paillettes a reçu le prix spécial
du jury au festival d’Hyères en 1977, un prix récusé
par les artistes.
[5] Voir Jacques Donguy, notices, Collection
cinématographique du Musée National d’Art Moderne, l’Art
du mouvement, Centre Georges Pompidou, sous la direction de Jean-Michel
Bouhours,1996.
[6] Voir catalogue Kurt Kren, Film
Photography Viennese Actionism, Galerie Julius Hummel, Wien (Autriche),
1998, notamment les textes d’Hubert Klocker, de Robert Fleck et l’interview
par Paul McCarthy.
[7] Maria Klonaris a participé
à des esquisses d’actions de Gina Pane et a fait une maîtrise
intitulée Douleur, blessures et sang dans l’œuvre de Gina Pane (Université Paris I,1978, Directeur d’études: Bernard Teyssèdre).
Katerina Thomadaki a participé à l’action Rituel pour
un Autre de Michel Journiac, Paris, Galerie Stadler 1976.
[8] Voir Katerina Thomadaki, “Théâtre
et vidéo: une approche critique”, Montréal, Jeu, Cahiers
de théâtre, printemps 1979.
[9] Voir le catalogue de Takahiko Iimura, Seeing,
film et vidéo, rétrospective à la Galerie nationale
du Jeu de Paume du 11 au 30 mai 1999, notamment le texte d’Iimura “Pour
une sémiologie de la vidéo” p.20.
[10] La notion de “Cinéma élargi”,
sans remonter à Abel Gance, est développée notamment
dans FilmCulture - Expanded Arts, Special issue n°43, hiver
1966 (Expanded Arts Center, G.P.O. Box 1601, New York) sous l’appellation
“Expanded cinema” dans un article consacré à un symposium
du N.Y. Film Festival 1966, avec Ken Dewey, Henry Geldzahler, John Gruen,
Stan Vanderbeek & Robert Whitman.
[11] Maurice Lemaître est l’auteur
notamment de Le Film est déjà commencé? (1952)
[12] Voir Pour
une Ecologie des media, catalogue des 3èmes Rencontres internationales
Art cinéma / vidéo / ordinateur, sous la direction de Maria
Klonaris et Katerina Thomadaki, Paris, A.S.T.A.R.T.I., 1998.
[13] Pièces de théâtre
montées: Electre de Giraudoux et Les Mouches de Sartre, Les
Bonnes de Genet, Salomé d’Oscar Wilde, La Cantatrice
Chauve d’ Ionesco, le Mystère d’Adam et Eve du XIème
siècle.
[14] Collaborations avec des compositeurs:
Berndt Deprez, Unheimlich III: Les Mères (1981) et Spiros Faros, Requiem pour le XXe siècle (1994).
[15] Notamment dans les environnements:Fictions.
Un film, Galerie Nationale d’Athènes 1992, Théorème, Centre d’Art contemporain Ileana Tounta, Athènes1993, XYXX
Mosaic Identity, Offenes Kulturhaus, Linz 1994, Archangel
Matrix, Galerie Sculptures, Mois de la Photo à Paris, 1996. |