Maria Klonaris et Katerina
Thomadaki appartiennent pleinement à l’art contemporain dans
l’exigence d’un projet où cinéma expérimental, art
corporel et pratiques multimédia ont en leur cœur une culture et
une expérience photographiques qu’elles réactivent sans cesse.
Utilisant tous les supports opaques et translucides
de l’image argentique et de ses dérivés, c’est d’abord à
une pratique d’autoreprésentation qu’elles se sont mutuellement
conviées. La double figure féminine s’organise en un oratorio
baroque qui cherche la fusion iconique des corps.
Etoilement, éclatement, jeux de myriades et
d’étincellement, cette parade désigne l’horizon possible
d’un être unique, dépassant fusion et confusion pour s’affirmer
du côté du surgissement, de l’apparition. Cet être va
se matérialiser sous la forme, héritée des archives
du père médecin, d’une image d’androgyne.
Dans leur travail cette découverte va leur
permettre de substituer à leurs deux images en montage technologique
une synthèse issue du réel qu’elles exploitent comme image-ressource,
à la façon dont le tireur interprète un négatif
ou une diapositive. A la disparition du double autoportrait répond
en fin d’éclipse l’apparition angélique du corps mixte.
La force épiphanique de cette image médicale
a été préfigurée par des installations qui
préparaient les outils plastiques, comme la chirurgie du même
nom. Ainsi Mystère I: Hermaphrodite endormi/e
- Biennale de Paris, 1982 - met en action une correction de perspective
comme il s’en produit au cœur du boîtier de prise de vue: le redressement
d’image inverse ici la position du ciel. Le décor est posé
comme en studio. Puis s’inaugure le Cycle
avec Mystère II: Incendie de l’Ange
tandis que l'installation Dans la Constellation
du Cygne annonce l’opération gémeaux.
Enfin la figure même de l’Ange se trouve en
partition, son identité rediffractée en mosaïque photo-graphique,
dans la tension dramatique de la lumière noire. L’action photographique
de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki poursuit ses procédés
transferts de figures-miroirs. La conversation angélique se mène
dans leur face à face où l’androgyne sert de miroir - noir.
Il convient que l’effacement de cette figure se produise
en palimpseste pour que la matière image soit changée, à
moins qu’elle ne subisse qu’une transformation, moins du côté
du morphing électronique que d’une opération de laboratoire-photo
du type isohélie ou paraglyphe, soit la séparation
et le remontage des positifs et négatifs d’une même vue.
Pour la série des jumeaux, de nouveau l’image-mère
est médicale, elle renvoie en même temps à des personnages
réels nés au XIXème siècle. Ces frères
siamois ont gagné leur célébrité, sinon leur
vie, en tant que "monstres de foire". L’effet de réalité
ici, l’objet du “ça a été” selon l’expression de Roland
Barthes, est donc un sujet d’exposition, une curiosité. Leur gémellité,
l’indécision de leur statut social, de l’exemplarité à
la monstruosité, l’interrogation éthique, esthétique,
scientifique qu’ils suscitent amènent les artistes à convoquer
le personnage controversé d’Ernst Haeckel et ses planches marines.
Dans l’édification de ses gravures, Haeckel
mêle des qualités plastiques à une volonté typologique
dont le sérieux scientifique sera contesté, notamment parce
que sa théorie du transformisme fut ensuite corrigée par
ses pairs.Inventeur du terme écologie, explorateur des liens art-science,
sa recherche se fonda sur l’approche d’une substance vivante primitive,
entre végétal et animal, la monère.
Du transformisme scientifique à ses variantes
psycho - sexuelles il n’est question que d’une variation d’intensité
comportementale.L’éclairage dans un cas est mis sur la succession
des espèces dans le temps. A cette sérialité classificatoire
s’oppose la dualité d’une même personne quant à sa
constitution sexuelle.
A cette dualité mentale s’oppose la réalité
des deux corps entremêlés et la troublante ressemblance des
visages.Sur cette beauté angélique des faces siamoises les
deux femmes vont d’abord imposer tous les tatouages électroniques
des circonvolutions d’organismes marins. La symétrie de ces implants
images rappelle alors une des définitions du double chez les anciens
égyptiens comme ombre ou projection aérienne du mort. Le
masquage numérique permet dans la série le retour du squelette,
où s’affirme malgré tout la résistance du visage.
D’ailleurs si ces opérations d’inscriptions
scarifiées, peuvent se lire du côté d’un rituel d’appartenance,
le lien en sera retendu quand les visages des frères siamois seront
remplacés, en un copier/coller, par celui des artistes dans leur
enfance.
Il s’agit par l’ajout, image sur image, de redonner
vie à la matrice désactivée, classifiée document
dans la nuit du laboratoire: elle est réinjectée du côté
solaire de l’œuvre. Les lignes spiralées et les anfractuosités
ourlées du biface font couture à ce collage vital. Le rayonnement
du corps intérieur y est magnifié quand les bivalves appliqués
sur les corps se donnent un destin d’aile, tandis que les ramifications
se font ramage d’ange où s’avoue la continuité ontologique
de l’œuvre. Elle répond corps pour corps au souci de permanence
du vivant, comme à la nécessité d’en repenser l’éthique
et la génétique mentale. Ce qui s’énonçait
déjà dans le projet d’Antonin Artaud selon les “Secrets éternels
de la culture” en 1936:
“Des particules de notre moi passé ou futur
errent dans la nature où des lois universelles très précises
trouvent à les assembler. Et il est juste que nous cherchions des
répliques, des répliques actives, nerveuses, fluides même,
dans tous ces éléments désagrégés.”
Dans le défilé des répliques
en mutation, l’ange expérimentait l’altérité là
où la gémellité siamoise fait l’expérience
de l’ipséité, de son dédoublement: comment le même
dupliqué développe une identité.
Il s’agit bien là d’une opération photographique.
Une matrice image fait l’objet d’un certain nombre d’épreuves. Le
négatif (idéologique, scientifique...) subit divers tirages
par contact via d ‘autres supports faisant trame, filtre, grille...
Les trois temps du développement d’un film
se lisent ici: de la figure comme matrice, sa révélation,
de la matrice comme modèle dédoublé, et son contact
édité, du modèle singularisé au corps revitalisé.
Les siamois qui furent considérés un
moment sous une catégorie tératologique sont envisagés
par les artistes comme "des astres sublimes" dont elles organisent l’intégration
cosmique.
De part et d’autre de la voie lactée elles
positionnent ces “étoiles de 2ème grandeur” sur un décalque
de la constellation des gémeaux, dans l’hémisphère
boréal, en synergie technique avec la constellation du télescope
d’Herschel. Là se renoue une tradition qui voit par exemple dès
1874 Albert Londe fixer “le passage de Vénus” avant d’en rejouer
les éclats avec l’embrasement des “photopoudres”.
La position céleste justifie ici encore la
création d’une machine non pas de vision mais de mise à vue
qui permettrait de réduire la différence de la prise au print,
de l’image mentale à sa photo-copie, quand la perte de l’original
n’est plus un drame, mais un programme.
La comparaison astrale avec la position symétrique
de l’hémisphère austral nous fait découvrir la figure
stellaire de l’Atelier du Typographe qui prolonge le dispositif de mis
à vue dans un processus d’impression graphique. A l’occasion on
peut se souvenir que le dictionnaire définit aussi la siamoise
comme “le nom vulgaire d’une espèce de casse”. Mais cette codification
langagière justifie surtout le recours aux planches scientifiques
comme transcripteurs visuels, comme transcodeurs photographiques, de l’image
analogique des jumeaux à leur interprétation de synthèse
par copieur ou imprimante numériques.
Si l’autoportrait fusionnel des deux artistes est
devenu virtuel, c’est dans la succession des processus de transformation
d’une figure-miroir en prophétie du corps dissident, pour déconstruire
une normalité sexuelle, corporelle, artistique, au nom d’un clonage
d’amour.
Christian Gattinoni, juillet 1999 |