Klonaris/Thomadaki
Un cinéma corporel

Katerina Thomadaki dans L'Enfant qui a pissé des paillettes
Depuis quatre ans les démarches les plus novatrices dans le domaine du cinéma expérimental ont lieu en France, et plus particulièrement au niveau de la création en Super 8 ou à celui des multi-media (projection/action/texte) comme c'est le cas dans les travaux de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki.
Ce qui est en jeu dans ces films c'est toute la problématique de l'identité féminine, de la reconquête corporelle et de l'auto-représentation. Il manquait au cinéma une personnalité comme celle de Monique Wittig en littérature qui puisse réinventer le corps et le désir féminin; c'est chose faite maintenant avec les films/actions de ces deux artistes grecques établies en France.
Ces films sont travaillés paritairement, à deux, sans que l'une des réalisatrices dirige l'autre ou lui impose sa volonté: l'enjeu fluctue toujours entre le film double et le double film.
 
Raphaël Bassan, 1979
 
JE/FEMME, AUTOREPRESENTATION ET INTERCORPOREITE

Il y a deux périodes bien distinctes dans notre parcours: celle de la Tétralogie corporelle (Double Labyrinthe, 1976, L’Enfant qui a pissé des paillettes, 1977, Soma, 1978, Arteria Magna in dolore laterali, 1979) et celle du Cycle de l’Unheimlich (Unheimlich I: Dialogue secret, 1977-79, Unheimlich II: Astarti, 1980 ...).

Dans la première période, notre champ d’intervention est celui de l’identité et de la relation interpersonnelle. C’est le je/femme qui est questionné, médité, mis en images. Double Labyrinthe apparaît comme la matrice de tous les thèmes et de tous les procédés que nous avons par la suite développés: le premier regard sur nous-mêmes, l’amorce de l’approche de l’autoreprésentation comme quête d’identité et comme prise de possession de notre propre image. L’autoreprésentation est double: à la fois on se regarde et on regarde l’autre, le moi et l’autre envahissant tour à tour notre espace expressif et perceptif. Passer devant et derrière l’objectif, cet œil ouverture au monde, c’est détruire les dichotomies classiques sujet/objet, agir/transcrire, voir/être vue. De cette fluidité, de cette double stimulation des regards, de cet entrelacs de deux corps et de deux imaginaires, émerge le langage intercorporel que nous n’avons cessé d’approfondir depuis. Double Labyrinthe est aussi le moment où l’inconscient devient tangible. C’est un film entièrement silencieux, comme le seront plus tard Arteria Magna in dolore laterali, Unheimlich I: Dialogue secret, Unheimlich II: Astarti... Silencieux comme les rêves.

Ouverture est un film sans film, une action in vivo qui opère la mise en évidence du (de notre) dispositif cinématographique. Avec L’Enfant qui a pissé des paillettes nous abordons le thème de l’enfance et celui du désir et de la sexualité féminine. Je(u): une enfance funèbre en est la première partie, le début d’un parcours qui passe par un acting out de la mort à la naissance, ayant lieu dans l’ambiguïté du couple mère/fille, fillette/poupée et qui aboutit à l’éclat de la re-naissance à travers la rencontre avec l’Autre / femme.

Le retentissement sensoriel et mental de l’image du corps féminin et de son érogénéité diffuse fait le pivot de l’étude intercorporelle dans Soma. Après avoir exploré le corps libidinal, nous abordons le thème de la douleur, ou plus précisément celui de la mémoire du corps confronté à un traumatisme déterminant dans Arteria Magna in dolore laterali.
 

Maria Klonaris dans L'Enfant qui a pissé des paillettesMaria Klonaris dans L'Enfant qui a pissé des paillettes
 
DU JE/FEMME AU FEMININ

Le Cycle de l’Unheimlich opère le passage du je/femme au concept de féminin. “On appelle Unheimlich tout ce qui devrait rester secret, caché et qui se manifeste” (Schelling). Le féminin associé à l’Unheimlich évoque le refoulé qui réapparaît, l’inquiétante étrangeté, le déconcertant, ce que “nous avons tenu pour fantastique et qui s’offre à nous comme réel”. Dans le Cycle de l’Unheimlich nous tentons de retrouver, d’inventer les traces d’un féminin profond, irréductible, en possession de lui-même, autonome et non pas un mirage de la fantasmatique mâle qui s’applique à le mythifier tout en le gardant en état de subordination. Le féminin prend la parole en se mettant en images. Car, tout compte fait, nous ne sommes que des rêveuses d’images. Au fond de chaque image nous assistons à notre naissance.

Dans Dialogue secret, le féminin se multiplie par des travestissements incessants, redoublé et dédoublé par des miroirs, serein ou frénétique. Astarti part d’une relecture du féminin mythologique. Astarti la lunaire, la nocturne, émerge des souterrains ténébreux. Astarti en tant que concept féminin, mémoire, menace et mort.

Dans le Cycle de l’Unheimlich participent d’autres femmes excepté nous deux: Elia Akrivou dans Dialogue secret, Parvaneh Navaï dans Astarti, d’autres dans les volets qui suivront. Ce qui pour nous est extrêmement important, c’est que, dans notre démarche elles demeurent sujets, qu’elles ne sont jamais réduites à l’objet/actrice. Elles sont invitées à apporter leur propre univers, le réseau de leur propre mental et, à chaque fois, la rencontre est fascinante dans sa différence. La rencontre, dialogue secret, a toujours lieu à l’intérieur d’une vision silencieuse. Ce sont les êtres même qui se révèlent du fond de leur silence.
 

Elia Akrivou dans Dialogue secret
Katerina Thomadaki dans Double Labyrinthe
LE PROCEDE CREATIF

On a souvent parlé de notre cinéma comme d’un cinéma en rupture. Cette rupture se situe à plusieurs niveaux, aussi bien sur le plan de l’énoncé que sur celui du procédé créatif. Chez nous, la méthode de production des images est aussi signifiante que les images elles-mêmes. Elle est marquée par notre détermination de créer dans l’indépendance, loin des contraintes et des normes imposées par le cinéma industriel. Nous travaillons à deux, abolissant les hiérarchies de tout ordre, abolissant les rôles et le clivage des spécialités. Nous nous approprions toutes les fonctions créatives, à la fois théoriques, plastiques, techniques. Sur le plan du rapport interpersonnel, c’est une démarche politique, puisque égalitaire et basée sur le dialogue et l’autonomie de chacune dans le cadre d’un projet commun. Pour faire un parallèle avec l’écriture, nos films et films/actions ne fonctionnent pas comme des romans mais plutôt comme des poèmes et des essais. L’expérience mentale n’y est masquée par aucun alibi fictionnel. Elle est action, c’est à dire décision et passage à l’acte des sujets. La séquence imagée et conceptuelle se substitue à la séquence narrative. Le film devient un continuum d’images signifiantes, structurées suivant des schémas conceptuels non narratifs. La succession des séquences n’est pas définie par une linéarité chronologique mais par des agencements/glissements associatifs. Le personnage fictif est aboli au profit de la présence des sujets traversant les films. L’identité n’est pas médiatisée par un tiers mais agie par nous-mêmes. Nous incarnons nos images mentales, ce qui mène à une valorisation de la signifiance par le corps. Le rapport au langage est ainsi inscrit dans le champ du rapport au corps.
 

Maria Klonaris dans Arteria Magna

 
UN CINEMA CORPOREL ET ALCHIMIQUE

Pour transposer au cinéma ce qu’ Artaud disait du théâtre, il y a entre le principe du cinéma et celui de l’alchimie une mystérieuse identité d’essence. Tous les vrais alchimistes savent que le symbole alchimique est un mirage comme le cinéma est un mirage.

Dans le spectre perpétuel qu’est l’image projetée, nous installons le corps, nos propres corps, dans leur matérialité. Le corps est la matière première de notre cinéma. Le corps sujet de travestissements, de transformations et de métamorphoses, opère la transmutation du matériel en mental et du mental en matériel. Dans l’espace corporel se consume la fusion de l’abstrait et du concret et l’image mentale devient pensée spatialisée. C’est un état philosophique de la matière où l’inconscient revêt les apparences du corps, le je/dedans se manifeste comme je/dehors, le langage du corps matérialise le langage de l’inconscient.

Le jeu gestuel et attitudinal nous mène bien sûr à l’imaginaire. Ce corps chargé de signes produit à la fois du sens manifeste, du sens latent et du sens caché. Les attributs dont il s’empare (objets, fards, bijoux, vêtements, gestes, postures) ne soulèvent qu’imparfaitement le masque: ils cachent en dévoilant et révèlent en cachant. L’artifice est ce par quoi le corps devient inaccessible, c’est à dire ce par quoi il accède à l’inconscient.

L’inconscient se manifeste dans la chambre close du cerveau, la matrice silencieuse du rêve - le vase de l’opération alchimique. Nos films sont des films de chambre, des manifestations de la nuit: nous tournons toujours dans la même chambre, toujours chez nous et toujours de nuit. (Seule sortie, l’eau d’un étang au début de L’Enfant qui a pissé des paillettes).

Le fond noir qui efface l’environnement et que nous utilisons depuis nos spectacles de théâtre, évoque les écrans intérieurs: ce qui se trouve de l’autre côté du miroir, à l’intérieur du cerveau, derrière les paupières closes et qui favorise l’introspection. En fin de compte, la quête alchimique c’est le voyage au fond des choses.
 

DE LA PROJECTION

La chambre de tournage est le premier lieu où se spatialise la projection au sens analytique du terme. Le corps est le premier écran matériel où nous projetons les rituels de notre désir. C’est dans l’autre camera oscura, la salle de cinéma, que l’écran devient un objet précis et la projection un acte physique. En maniant nous-mêmes les appareils de projection, nous créons un effet miroirique entre corps projetant et corps projeté. Par notre présence dans la salle nous corporalisons le dispositif cinématographique et ainsi nous démythifions le procédé technologique qui présuppose l’absence, l’effacement physique des cinéastes. De plus, la mise en boîte du film, sa réduction en objet suivant les normes de la projection traditionnelle, est radicalement annulée, par l’intégration signifiante d’autres média: diapositives, vidéo, son en direct par micro... (surtout la diapositive, la vue fixe, a une place très importante dans nos films / actions: c’est l’instant pris au piège de la durée).

L’écran dilaté dans L’Enfant qui a pissé des paillettes, l’écran éclaté dans Soma, l’écran multiplié dans Arteria Magna in dolore laterali, l’écran blanc vidé d’images et refilmé dans Unheimlich I: Dialogue secret, l’écran noir dans Unheimlich II: Astarti, l’écran brisé et déchiré dans Ouverture, sont autant de procédés d’éclatement de la projection à la fois mentale et cinématographique.
 
M.K. - K.T., Paris, 1979
Propos recueillis par Raphaël Bassan (Canal No. 35-36, janvier 1980)
 

Maria Klonaris dans Dialogue secret

Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire
Photo 1: Katerina Thomadaki dans L'Enfant qui a pissé des paillettes
Photos 2 & 3: Maria Klonaris dans L'Enfant qui a pissé des paillettes
Photo 4: Elia Akrivou dans Unheimlich I:Dialogue secret
Photo 5: Katerina Thomadaki dans Double Labyrinthe

Photo 6: Maria Klonaris dans Arteria Magna in dolore laterali
Photo 7: Maria Klonaris dans Unheimlich I:Dialogue secret
 

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