LE PROCEDE CREATIF
On a souvent parlé de notre cinéma
comme d’un cinéma en rupture. Cette rupture se situe à plusieurs
niveaux, aussi bien sur le plan de l’énoncé que sur celui
du procédé créatif. Chez nous, la méthode de
production des images est aussi signifiante que les images elles-mêmes.
Elle est marquée par notre détermination de créer
dans l’indépendance, loin des contraintes et des normes imposées
par le cinéma industriel. Nous travaillons à deux, abolissant
les hiérarchies de tout ordre, abolissant les rôles et le
clivage des spécialités. Nous nous approprions toutes les
fonctions créatives, à la fois théoriques, plastiques,
techniques. Sur le plan du rapport interpersonnel, c’est une démarche
politique, puisque égalitaire et basée sur le dialogue et
l’autonomie de chacune dans le cadre d’un projet commun. Pour faire un
parallèle avec l’écriture, nos films et films/actions ne
fonctionnent pas comme des romans mais plutôt comme des poèmes
et des essais. L’expérience mentale n’y est masquée par aucun
alibi fictionnel. Elle est action, c’est à dire décision
et passage à l’acte des sujets. La séquence imagée
et conceptuelle se substitue à la séquence narrative. Le film devient un continuum d’images signifiantes, structurées
suivant des schémas conceptuels non narratifs. La succession des
séquences n’est pas définie par une linéarité
chronologique mais par des agencements/glissements associatifs. Le personnage
fictif est aboli au profit de la présence des sujets traversant
les films. L’identité n’est pas médiatisée par un
tiers mais agie par nous-mêmes. Nous incarnons nos images mentales,
ce qui mène à une valorisation de la signifiance par le corps.
Le rapport au langage est ainsi inscrit dans le champ du rapport au corps.
UN CINEMA CORPOREL
ET ALCHIMIQUE
Pour transposer au cinéma ce qu’
Artaud disait du théâtre, il y a entre le principe du cinéma et
celui de l’alchimie une mystérieuse identité d’essence. Tous
les vrais alchimistes savent que le symbole alchimique est un mirage comme
le cinéma est un mirage.
Dans le spectre perpétuel qu’est
l’image projetée, nous installons le corps, nos propres corps, dans
leur matérialité. Le corps est la matière première
de notre cinéma. Le corps sujet de travestissements, de transformations
et de métamorphoses, opère la transmutation du matériel
en mental et du mental en matériel. Dans l’espace corporel se consume
la fusion de l’abstrait et du concret et l’image mentale devient pensée
spatialisée. C’est un état philosophique de la matière où l’inconscient revêt les apparences du corps, le je/dedans
se manifeste comme je/dehors, le langage du corps matérialise le
langage de l’inconscient.
Le jeu gestuel et attitudinal nous mène
bien sûr à l’imaginaire. Ce corps chargé de signes
produit à la fois du sens manifeste, du sens latent et du sens caché.
Les attributs dont il s’empare (objets, fards, bijoux, vêtements,
gestes, postures) ne soulèvent qu’imparfaitement le masque: ils
cachent en dévoilant et révèlent en cachant. L’artifice
est ce par quoi le corps devient inaccessible, c’est à dire ce par
quoi il accède à l’inconscient.
L’inconscient se manifeste dans la chambre
close du cerveau, la matrice silencieuse du rêve - le vase de l’opération
alchimique. Nos films sont des films de chambre, des manifestations de
la nuit: nous tournons toujours dans la même chambre, toujours chez
nous et toujours de nuit. (Seule sortie, l’eau d’un étang
au début de L’Enfant qui a pissé des paillettes).
Le fond noir qui efface l’environnement
et que nous utilisons depuis nos spectacles de théâtre, évoque
les écrans intérieurs: ce qui se trouve de l’autre côté
du miroir, à l’intérieur du cerveau, derrière les
paupières closes et qui favorise l’introspection. En fin de compte,
la quête alchimique c’est le voyage au fond des choses.
DE LA PROJECTION
La chambre de tournage est le premier lieu
où se spatialise la projection au sens analytique du terme. Le corps
est le premier écran matériel où nous projetons les
rituels de notre désir. C’est dans l’autre camera oscura,
la salle de cinéma, que l’écran devient un objet précis
et la projection un acte physique. En maniant nous-mêmes les appareils
de projection, nous créons un effet miroirique entre corps projetant
et corps projeté. Par notre présence dans la salle nous corporalisons
le dispositif cinématographique et ainsi nous démythifions
le procédé technologique qui présuppose l’absence,
l’effacement physique des cinéastes. De plus, la mise en boîte
du film, sa réduction en objet suivant les normes de la projection
traditionnelle, est radicalement annulée, par l’intégration
signifiante d’autres média: diapositives, vidéo, son en direct
par micro... (surtout la diapositive, la vue fixe, a une place très
importante dans nos films / actions: c’est l’instant pris au piège
de la durée).
L’écran dilaté dans L’Enfant
qui a pissé des paillettes, l’écran éclaté
dans Soma, l’écran multiplié
dans Arteria Magna in dolore laterali, l’écran blanc vidé d’images et refilmé dans Unheimlich
I: Dialogue secret, l’écran noir dans Unheimlich
II: Astarti, l’écran brisé et déchiré
dans Ouverture, sont autant de procédés
d’éclatement de la projection à la fois mentale et cinématographique.
M.K. - K.T., Paris,
1979
Propos
recueillis par Raphaël Bassan (Canal No. 35-36, janvier
1980)
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