Présenté
au récent festival de Nancy et à la Cinémathèque
Française, le dernier film de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki,
Unheimlich
I: Dialogue secret apparaît d'emblée comme l'entreprise
la plus fulgurante qui ait été tentée à ce
jour pour promouvoir une véritable "esthétique des profondeurs".
Loin des exercices mécaniques et
scolaires à travers lesquels certains voient la marque la plus radicale
du cinéma expérimental, les œuvres de Maria Klonaris et Katerina
Thomadaki font elles, preuve d'un authentique "sens plastique", dans l'acception
qui est celle du poète Malcolm de Chazal, une transmutation alchimique
des mots les plus usuels en un "méta-langage" qui fonctionne hors
du sens commun et peut piéger certaines réalités qui
du fait de sa construction étriquée et normative, échappent
à la langue ordinaire. Dialogue secret est la première
partie d'un triptyque (dont la durée totale dépassera les
six heures) faisant suite à la Tétralogie corporelle
(Double Labyrinthe, L'Enfant
qui a pissé des paillettes,
Soma,
Arteria
Magna in dolore laterali) et qui s'attachera à élargir
l'espace familier et esthétique des cinéastes aux manifestations
englobantes analogiques et contradictoires de l'inconscient, inconscient
en crise d'identité et de symboles de la femme contemporaine.
Le projet achevé comportera neuf
participantes (contrairement aux autres films où les réalisatrices
étaient seules) et Unheimlich I: Dialogue secret acceuille
déjà dans ses stances (ce mot emprunté au vocabulaire
poétique convient mieux ici que le terme de séquence) une
"invitée": Elia Akrivou, comédienne de théâtre
ayant jadis travaillé avec M.K. et K.T. à Athènes.
Le terme d' "Unheimlich", actualisé
dans ses conceptions psychanalytiques par Freud, désigne les pulsions
inconscientes qui réapparaissent, à la faveur de tel ou tel
événement, au grand jour: "l'Unheimlich surgit souvent et
aisément chaque fois où les limites entre imagination et
réalité s'effacent, où ce que nous avions tenu pour
fantastique s'offre à nous comme réel, où un symbole
prend l'importance de ce qui était symbolisé" (Freud, cité
par les cinéastes).
Comme on peut le voir, les réalisatrices
ont théorisé leur démarche, désignant ainsi
au regard des sceptiques la rigueur exemplaire de leurs activités
filmiques. Les catégories scolastiques telles que l' "expérimental",
l' "impressionniste", le "fictionnel", etc, volent ici en éclats
comme de dérisoires garde-fous au profit d'une matière organique
très riche, et que les créatrices ont les moyens intellectuels
de conceptualiser.
Car ce qui sépare irrémédiablement
les films de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki des autres travaux baroques
ou rituels louvoyant dans les mêmes eaux esthétiques (et je
pense aux meilleurs d'entre eux, ceux de Téo Hernandez), c'est leur
pouvoir de réflexion, qui s'avère aussi créateur de
concepts. Par parenthèse et pour éviter tout malentendu,
on peut dire que nous sommes également très loin des petits
jeux paramétriques que l'on désigne bien à tort d'
"art conceptuel".
De même que Freud révéla
le terme de "Unheimlich" que Pabst représenta dans Les Mystères
d'une âme, pour la première fois (du moins de façon
aussi nette) en 1926, un équivalent filmique de l'inconscient tel
que le permettait alors le langage cinématographique, de même
aujourd'hui, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki marquent dans Dialogue
secret une étape historique (dans la branche relevant de l'histoire
de la pensée) en œuvrant, au sein du cinéma indépendant,
sur des structures familières transgressées par le jeu de
la double caméra (les plans tournés par Maria Klonaris et
ceux tournés par Katerina Thomadaki sont du fait qu'ils relèvent
de pulsions dissemblables visuellement et esthétiquement différents)
et par l'échange mental. Ces contradictions, au lieu d'être
niées comme cela serait le cas dans un film commercial au profit
d'une soi-disant unité, sont dialectisées dans la trame même
du film.
Les réalisatrices rédigent
pour chacune de leurs œuvres (film à plat comme ici et dans Double
Labyrinthe ou "multimédia" comme dans L'Enfant qui a pissé
des paillettes et Soma) un texte d'une précision exemplaire
qui délimite, sans la moindre faille, le lieu et la nature de leurs
prospections.
Toute image ou suite d'images, tout thème
récurrent, tout matériau employé se trouvent ainsi
socialisés (identifiés) et mis dans l'orbite de ce qui s'avère
être, plus qu'une école esthétique, une véritable
philosophie: penser en images, mais aussi penser les images; analyser la
femme, mais également s'analyser comme femme; faire un autre cinéma,
mais en plus faire autrement du cinéma. Voilà la gageure
qui est tenue dans ce Dialogue secret par deux cinéastes
et quelques spectateurs actifs et conscients, des spectateurs qui doivent
être aussi des critiques curieux et responsables.
Raphaël Bassan
Ecran 79, 15 septembre
1979 |