Klonaris/Thomadaki
Dialogue secret

Raphaël Bassan


Maria Klonaris dans Unheimlich I: Dialogue secret
 
Présenté au récent festival de Nancy et à la Cinémathèque Française, le dernier film de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, Unheimlich I: Dialogue secret apparaît d'emblée comme l'entreprise la plus fulgurante qui ait été tentée à ce jour pour promouvoir une véritable "esthétique des profondeurs".

Loin des exercices mécaniques et scolaires à travers lesquels certains voient la marque la plus radicale du cinéma expérimental, les œuvres de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki font elles, preuve d'un authentique "sens plastique", dans l'acception qui est celle du poète Malcolm de Chazal, une transmutation alchimique des mots les plus usuels en un "méta-langage" qui fonctionne hors du sens commun et peut piéger certaines réalités qui du fait de sa construction étriquée et normative, échappent à la langue ordinaire. Dialogue secret est la première partie d'un triptyque (dont la durée totale dépassera les six heures) faisant suite à la Tétralogie corporelle (Double Labyrinthe, L'Enfant qui a pissé des paillettes, Soma, Arteria Magna in dolore laterali) et qui s'attachera à élargir l'espace familier et esthétique des cinéastes aux manifestations englobantes analogiques et contradictoires de l'inconscient, inconscient en crise d'identité et de symboles de la femme contemporaine.

Le projet achevé comportera neuf participantes (contrairement aux autres films où les réalisatrices étaient seules) et Unheimlich I: Dialogue secret acceuille déjà dans ses stances (ce mot emprunté au vocabulaire poétique convient mieux ici que le terme de séquence) une "invitée": Elia Akrivou, comédienne de théâtre ayant jadis travaillé avec M.K. et K.T. à Athènes.

Le terme d' "Unheimlich", actualisé dans ses conceptions psychanalytiques par Freud, désigne les pulsions inconscientes qui réapparaissent, à la faveur de tel ou tel événement, au grand jour: "l'Unheimlich surgit souvent et aisément chaque fois où les limites entre imagination et réalité s'effacent, où ce que nous avions tenu pour fantastique s'offre à nous comme réel, où un symbole prend l'importance de ce qui était symbolisé" (Freud, cité par les cinéastes).

Comme on peut le voir, les réalisatrices ont théorisé leur démarche, désignant ainsi au regard des sceptiques la rigueur exemplaire de leurs activités filmiques. Les catégories scolastiques telles que l' "expérimental", l' "impressionniste", le "fictionnel", etc, volent ici en éclats comme de dérisoires garde-fous au profit d'une matière organique très riche, et que les créatrices ont les moyens intellectuels de conceptualiser.

Car ce qui sépare irrémédiablement les films de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki des autres travaux baroques ou rituels louvoyant dans les mêmes eaux esthétiques (et je pense aux meilleurs d'entre eux, ceux de Téo Hernandez), c'est leur pouvoir de réflexion, qui s'avère aussi créateur de concepts. Par parenthèse et pour éviter tout malentendu, on peut dire que nous sommes également très loin des petits jeux paramétriques que l'on désigne bien à tort d' "art conceptuel".

De même que Freud révéla le terme de "Unheimlich" que Pabst représenta dans Les Mystères d'une âme, pour la première fois (du moins de façon aussi nette) en 1926, un équivalent filmique de l'inconscient tel que le permettait alors le langage cinématographique, de même aujourd'hui, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki marquent dans Dialogue secret une étape historique (dans la branche relevant de l'histoire de la pensée) en œuvrant, au sein du cinéma indépendant, sur des structures familières transgressées par le jeu de la double caméra (les plans tournés par Maria Klonaris et ceux tournés par Katerina Thomadaki sont du fait qu'ils relèvent de pulsions dissemblables visuellement et esthétiquement différents) et par l'échange mental. Ces contradictions, au lieu d'être niées comme cela serait le cas dans un film commercial au profit d'une soi-disant unité, sont dialectisées dans la trame même du film.

Les réalisatrices rédigent pour chacune de leurs œuvres (film à plat comme ici et dans Double Labyrinthe ou "multimédia" comme dans L'Enfant qui a pissé des paillettes et Soma) un texte d'une précision exemplaire qui délimite, sans la moindre faille, le lieu et la nature de leurs prospections.

Toute image ou suite d'images, tout thème récurrent, tout matériau employé se trouvent ainsi socialisés (identifiés) et mis dans l'orbite de ce qui s'avère être, plus qu'une école esthétique, une véritable philosophie: penser en images, mais aussi penser les images; analyser la femme, mais également s'analyser comme femme; faire un autre cinéma, mais en plus faire autrement du cinéma. Voilà la gageure qui est tenue dans ce Dialogue secret par deux cinéastes et quelques spectateurs actifs et conscients, des spectateurs qui doivent être aussi des critiques curieux et responsables.
 
Raphaël Bassan
Ecran 79, 15 septembre 1979

Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire
Photo: Maria Klonaris dans Unheimlich I:Dialogue secret

Cycles d'œuvres
Le Cycle de l'Unheimlich
page d'entrée
textes
Dialogue secret - version monoécranique
Dialogue secret - multi-projection

Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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