Klonaris/Thomadaki
Les trois visages d'Astarti

Anguéliki Garidis


Katerina Thomadaki dans Unheimlich II: Astarti
 
Des images nous envoûtent, nous transportent dans un monde où le mythe se mêle à l'intime. Astarti [1], longues séquences où le spectateur est immergé dans l'antre des reines de la nuit, dans une construction cyclique, hypnotique.

Nombres.
Double, triple, nombres clefs toujours sous-jacents. Au début, deux artistes créent ensemble des figures duelles. Double autoportrait, Double Labyrinthe: deux femmes se filment mutuellement, révèlent à l'autre - et au spectateur - leur monde fantasmatique. L'Ange hermaphrodite, qui oscille entre deux sexes, les jumeaux siamois que l'on devine déjà lorsqu'on regarde les premiers films à la lumière de la création actuelle sont des leitmotive de cette dualité. Astarti, déesse polymorphe, est double aussi dans son androgynie mythique [2].

A partir de Unheimlich I: Dialogue secret le champ s'ouvre. Une autre femme est invitée à participer au dialogue silencieux des deux artistes. Le chiffre trois apparaît. Maria filme Katerina et Elia [3], Katerina filme Maria.
Dans Unheimlich II: Astarti, trois femmes donnent à voir leur énigme sans jamais cette fois se rencontrer sur l'écran. Le "dialogue secret" se déroule entre la caméra et chacune des "actantes" [4], entre celle qui filme et celle qui est filmée et qui se met en scène. Ainsi la caméra est elle aussi le tiers. Ange médiateur, elle a un rôle actif. Elle n'est pas un oeil fixe au service de l'objet filmé. Ses mouvements sont parfois brusques, saccadés, presque frénétiques. Elle tourne autour des figures hiératiques, dans un phrasé tour à tour lent et d’une rapidité extrême. Alchimiste, la caméra transforme la figure en abstraction.

La déesse Lune
Fond d’un noir intense sur lequel se détachent les "actantes" les trois visages d'Astarti, les trois phases de la Lune.
Katerina à la peau couleur de lune ouvre le film dans sa nudité argentée. Maria, visage de lune pleine, illumine l'écran comme pour faire éclore un midi nocturne. Parvaneh, troisième phase de la lune qui souvent se confond avec la terre, annonce Selva [5], fée des forêts. Visages multiples de la lune, toujours transformée et pourtant immuable.
Les visages, les mains se dédoublent, se démultiplient. Hâché, le corps se déconstruit, et parfois s'estompe.

Astres
Astarti, déesse en perpétuelle métamorphose. En elle semblent se fondre toutes les divinités.
Aphrodite céleste, Astarti-Ascheroth s'unit aux anges-étoiles bibliques.
Les astres s'égrènent dans l'oeuvre de Maria et Katerina. Surimpression de miriades d'étoiles sur le corps de l'hermaphrodite aux yeux bandés, ange stellaire [6] qui semble déjà s'annoncer lorsque Katerina, les yeux dissimulés sous une feuille d'argent, apparaît comme une Astarti angélique, avec une aile sur le côté. Parvaneh encore prend son envol dans le nuit de l'écran. Les plumes se confondent avec ses bras qui dansent comme des ailes. La caméra se joue de la pesanteur.
Electra [7] se dédouble comme pour rejoindre la lumière, et dans une œuvre plus récente, les Jumeaux célestes [8] confondent le ciel avec les océans, où les animaux marins sont métamorphosés en étoiles.
 
 
Parvaneh Navai dans Unheimlich II: Astarti Eléments
Les ailes de l'Ange évoquent l'air et les quatre éléments coexistent dans le film:

Feu: Un triangle enflammé, astre lumineux, envahit l'écran dans Astarti et dans Selva [9]. Astarti, divinité qui détient le principe du feu, alliée des sorcières, est déjà là aussi dans Unheimlich I: Dialogue secret [10] lorsque le visage de Maria, vers la fin du film, est tourmenté par les flammes comme dans un autodafé. Magicienne sacrifiée sur un bûcher, martyre d'un univers masculin répressif.

Terre: Astarté, divinité de l'amour et du plaisir, déesse Terre. Soeur de Lilith et du Golem, Parvaneh danse dans la glaise, pétrit son corps avec l'argile dans laquelle elle se roule, lascive. Telle la lune qui croît et décroît, elle renait de sa propre substance. Chorégraphie sensuelle où la terre humide devient créature vivante, partenaire amoureuse de ce panérotisme qui évoque la renaissance de la Nature. Parvaneh est mouvement, elle semble constamment dialoguer avec la caméra, tandis que Maria et Katerina s'imposent chacune dans une énergie immobile proche de la retenue du théâtre Nô.
Astarti, divinité venue d'Orient, à la fois ouranienne et chthonienne, s'associe à la création.

Immortel parce qu'il se régénère, le serpent accompagne ses mouvements dans des ébats où l'animal et l'humain s'entremêlent [11], où la frontière entre l'animé et l'inanimé n'est plus aussi nette. Le serpent, "complément vivant du labyrinthe" [12], est comme un rappel du "Double labyrinthe" que constituent les deux artistes, dans le film du même nom.

Eau: Maria, qui se glisse sous un tissu satiné recouvert de poissons morts, semble sortir des eaux primordiales: déesse des origines.

Mort
Astarti pour qui vie et mort se confondent est aussi divinité de la perte, des ruines, comme l'Ange hermaphrodite survolant les décombres [13]. Mais la mort est transcendée. Dans les mains de la déesse, les os deviennent or [14]. Transmutation.

Mystères sauvages dans lesquels Katerina répand sur elle la terre, donne l'impression de s'enterrer vivante, dans Astarti, laisse couler du sang de sa bouche jusqu'à son sexe, dans Double labyrinthe, cycle menstruel inversé qui plonge à l'origine de la vie, rituel de naissance et de mort, corps blessé qui dialogue avec la création, comme Maria avec le crâne ensanglanté d'un mouton, animal sacrifié pour un rite archaïque.

Astarti-Artémis, Maîtresse des animaux. Cybèle avec le lionceau devenu puma. Maria flatte un jeune faon, elle caresse l'animal embaumé comme s'il était encore au seuil de la vie. Un aigle aux ailes déployées, Zeus immergé dans l'univers du rêve, tente d'enlever à nouveau la déesse. Par sa beauté, Astarti envoûte les animaux sauvages. Magicienne, elle devine le monde, comme Tirésias qui, selon la légende, a acquis le don de double de vue en observant des serpents qui s'accouplent.
La déesse au serpent - épiphanie de la lune et par là attribut de la divinité - fait le lien entre le Ciel et la Terre [15].

Rites
Dans Astarti rites barbares se juxtaposent au raffinement baroque. Pierres à l'éclat lunaire, dentelles, bijoux évoluent sur un fond noir comme dans un kaléïdoscope et répondent aux scènes où un lit de terre boueuse accueille la danse langoureuse de Parvaneh. L'artifice du maquillage, du travestissement contraste avec la matière brute.
Chaque objet participe à une liturgie nocturne, cachée. Silencieux mystère où des symboles se créent au fur et à mesure qu'ils apparaissent sur l'écran.

Lentes cérémonies où le corps nu de Katerina se couvre de peinture, où le corps vêtu de Parvaneh devient nu dans la transparence de statue que lui donne l'argile, où le corps de Maria se dissimule derrière des parures somptueuses qui le rendent presque invisible. D'elle ne demeure qu'un visage presque irréel, comme détaché du corps.

Katerina manipule des pierres précieuses, des caillous polis par la mer. Prêtresse nourricière, dans Double labyrinthe [16], elle se couvre de farine, brasse le riz, gestes féminins depuis des millénaires. Les mains de Katerina palpent chaque objet, effleurent la terre sombre, comme dans Personal Statement [17] elles caresseront sans fin le corps de l'hermaphrodite. Fascinante lenteur de ses mouvements, lorsque le Japon se mêle à l'antique Méditerranée. Le rythme de la lune vient sanctifier ses gestes. Les mains croisées de la déesse, peut-être à l'origine de la croix égyptienne, symbole de vie, sont ici presque autonomes.
Les cultures se rencontrent dans cette Astarti au triple visage. Mythologies grecques, du Proche ou de l'Extrême Orient, traditions africaines, tatouages venus de mondes à la beauté sauvage. Danses guerrières de Katerina, dans son armure d'argent: incarnation d'une déesse qui fut aussi belliqueuse, Astarti-Athéna. Feu de l'amour ou du combat?

Signes
Maria Klonaris dans Unheimlich II: AstartiFilms où toujours résonnent les mythes. Des figures rituelles accompagnent le mythe ancien dans sa rencontre avec la réalité de trois femmes, incarnations éphémères d’un archétype pluriel réactualisé.
Traces de pas, empreintes dans Astarti et dans Selva. Le mythe ressurgit dans des signes évanescents.
Traces sur le corps, tatouages, mémoire d’un passé féminin aux racines métisses.
Danse lente des mains qui inscrivent des signes, entrent et sortent du champ. Les mudras indiens s'associent aux hiéroglyphes éphémères d'un langage inventé, à travers une grammaire visuelle où chaque geste fait signe.
Écran sombre d'un inconscient féminin où vont s'inscrire des images neuves venues des origines. Les arrêts sur fond noir scandent le film, séparent les séquences et les unifient à la fois, lorsque le souvenir des images vues - qui semblent toujours se projeter sur l'écran nocturne - se mêle à l'imaginaire du spectateur.
Figures claires sur un fond obscur, dessins sur la peau blanche, "corps écrans" qui apparaissent et disparaissent, tels des fantômes ou des réminiscences.
Nudité dorée de Katerina à la fin du film. La lune prend l'éclat du soleil qui l'éclaire, mais reste nocturne, brillance dans le noir.
 

Stellaire, solaire et lunaire à la fois, déesse céleste mais aussi divinité de la terre et du feu, de l'amour, déesse nourricière, mais également celle à qui l'on offre des sacrifices sanglants, Grande-Mère et divinité guerrière, elle règne sur la vie et la mort. Esprit des carrefours, Hermès féminin qui traverse les frontières, Astarti apparaît comme une figure mouvante. Elle évoque la femme dans sa multiplicité, sa complexité, en dehors des codes et des rôles assignés par la société patriarcale. Elle signifie une liberté possible, une ouverture.
La figure d'Astarti invite à l'identification et les actantes apparaissent comme les multiples facettes de la déesse, tout en exprimant leurs propres images intérieures. Alors que la plupart des films qui présentent des histoires mythiques s'attachent au récit (Cocteau, Pasolini, Cacoiannis...), Maria Klonaris et Katerina Thomadaki ont choisi une démarche plus "abstraite", inspirée du symbole d'Astarti plutôt que des histoires liées à la déesse. Allant à la source de l'archétype, elles rejoignent le mythe plutôt que la mythologie et plongent dans l'inconscient individuel et collectif, dans une tentative de retrouver le mythe et ses symboles dans des images vivantes, nourries de traditions diverses.
Des traces d'une mémoire ancienne apparaissent dans le noir, puis s'effacent pour laisser advenir d'autres images, fragments d'un symbole en devenir.
 
Anguéliki Garidis 2000



Notes

[1] Maria Klonaris / Katerina Thomadaki, Unheimlich II: Astarti, film, 180 mn, silencieux, couleurs, 1979-80.
[2] La nature hermaphrodite d'Astarti est évoquée entre autres dans la célèbre statue d'Ephèse, où le corps de la déesse est couvert de testicules de taureaux. Le pôle masculin d'Astarti-Athor, la déesse vache, est peut-être évoqué ici.
[3] Elia Akrivou.
[4] "actantes", selon le terme cher à Maria et Katerina et non "actrice", pour bien signifier l'"abolition des rôles" dans une "création égalitaire" où celle qui est filmée participe à la création autant que celle qui filme.
[5] Maria Klonaris, Selva. Un portrait de Parvaneh Navaï, 1981-83,. film Super 8 couleurs, sonore, 75 mn.
[6] Maria Klonaris / Katerina Thomadaki, Le Cycle de l'Ange.
[7] Maria Klonaris / Katerina Thomadaki, Le Rêve d'Electra, installation multimédia, Villeneuve-lèz-Avignon C.I.R.C.A., 1986.
[8] Maria Klonaris / Katerina Thomadaki, Désastres sublimes, installation photographique, 2000.
[9] Parvaneh dans Selva.
[10]. Maria Klonaris / Katerina Thomadaki, Unheimlich I: Dialogue secret, Film Super 8, couleurs, 75 mn, silencieux, 1977-79.
[11] "De nombreux peuples croyaient que la lune, sous l'apparence d'un homme ou sous la forme d'un serpent, s'accouple avec leurs femmes." (Mircea Eliade, Traité de l'histoire des religions, chap. "La lune et la mystique lunaire.)
[12] Bachelard, Repos, p. 287.
[13] Requiem pour le XXe siècle, Opus 18 du Cycle de l'Ange, bande vidéo, 1994. Image: Klonaris/Thomadaki; Musique originale: Spiros Faros.
[14] Os peints en or que Katerina tient dans ses mains, dans Unheimlich II: Astarti.
[15] "A un moment donné la lune est identifiée à la Terre, elle-même considérée comme la matrice de toutes les formes vivantes." (Eliade, Idem)
[16] Maria Klonaris / Katerina Thomadaki, Double labyrinthe, Film Super 8 gonflé en 16 mm, 55 mn, silencieux, 1975-76.
[17] Maria Klonaris / Katerina Thomadaki, Personal Statement. Opus 19 du Cycle de l'Ange, bande vidéo, 1994


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Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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