Sous le titre de Désastres
sublimes. Les Jumeaux [1],
Maria Klonaris et Katerina Thomadaki présentent un double dispositif.
Le premier est constitué d’une série de photographies - une
sorte de film - travaillées à l’ordinateur, le second d’agrandissements
photographiques combinés à des miroirs prenant la forme de
diptyques ou de triptyques. L’ensemble est ainsi agencé que le regardeur,
conduit par le "film", arrive sans rupture à la salle des miroirs
où il se fait alors capturer par son propre reflet, multiplié
et projeté parmi les images agrandies.
A l’origine de la photographie, qui est
elle-même à l’origine des déclinaisons successives:
un objet, une statue de cire du XIXe siècle figurant des jumeaux,
les frères Tocci, bien connus des spécialistes en tératologie,
qui ont la particularité de voir se réunir, à partir
du nombril, sur le même tronc et la même paire de jambes, leurs
deux poitrines, paires de bras et têtes. Le travail a consisté,
pour les auteurs, à décliner la photo originale en une série
de planches magnifiques où l’image des jumeaux est associée,
grâce à de subtils incrustations et découpages, à
celle de divers organismes marins aux formes cristallines extraites des
dessins du zoologiste allemand Ernst Haeckel. L’ensemble est d’une richesse
plastique remarquable, tant par les coloris que par l’intrication des formes.
Certes, ces images nous touchent directement
et violamment par ce qu’elles évoquent. Les thèmes du double,
des jumeaux, des monstres, des prodiges, du métissage entre espèces
vivantes (homme/animal/végétal), ont sur chacun de nous une
résonance symbolique infinie. D’autres commentateurs en ont fort
bien parlé [2].
Mais je me tiendrai plutôt à la curieuse figure du monstre.
Une figure en Y où le nombril occupe une position clé quand
on parcourt du regard le corps des jumeaux. De haut en bas, les branches
de l’Y se rejoignent en un tronc commun. Le graphe est celui de la fusion:
deux en un. On s’achemine vers la normalité. De bas en haut, le
pied de la lettre se divise et donne naissance à deux demi-corps
complets et individués. Le graphe est celui de la bifurcation: un
en deux. On bifurque dans l’anormalité.
Cet Y me fait penser, par analogie, à
la seconde figure des sept catastrophes de René Thom, la "fronce".
On a beaucoup parlé de la première, le "pli". La morphologie
mathématique du pli est associée au commencement ou à
la fin d’un être, d’une chose, d’une opération. Son graphe
est une demi droite, ligne naissant brusquement et se prolongeant à
l’infini ou arrivant de l’infini et cessant d’être tout à
coup. Celle de la fronce est associée à l’idée, ou
à l’action, de réunir ou de séparer, selon la direction
que prend la flèche du temps. Son graphe est un Y. Selon que mon
regard s’abaisse ou s’élève, je vois le deux devenir un ou
le un se dédoubler. Mais chaque allée et venue passe par
le point obligé du nombril - point de catastrophe où s’organise
l’oscillation, où le pluriel et le singulier, l’anormal et le normal
s’engendrent réciproquement, se mêlent et coexistent. Ainsi,
la figure - l’être-figure, en quelque sorte le graphe, et non l’être
originaire monstrueux - qui passionne Maria et Katerina est celui de tous
les croisements, compossibles ou incompossibles: une figure de l’hybridation.
Ce n’est pas par hasard que l’on retrouve
cette figure dans la technique des auteurs qu’il faut nécessairement
évoquer pour ne pas laisser échapper le sens profond de ce
cycle d’œuvres. Katerina et Maria utilisent un ordinateur pour travailler
leurs images. Elles numérisent d’abord la photo originaire - transformation
qui l’arrache à son statut plastique de photographie - pour la projeter
dans le virtuel. C’est-à-dire dans un état permettant une
très grande variété de manipulations que n’auraient
pas autorisée les techniques traditionnelles. Manipulation est,
d’ailleurs, le mot qui convient. Car les auteurs travaillent à la
main, une main prolongée par une "souris", en agissant au niveau
le plus élémentaire de l’image numérisée, le
pixel. Leurs gestes s’apparentent à ceux d’une brodeuse piquant
et repiquant inlassablement leur aiguille dans la trame d’une étoffe,
les yeux très proches de l’image.
L’opération nécessite d’agrandir
considérablement non seulement celle-ci mais aussi les pixels qui
la composent. Ce qui permet à Maria et Katerina de maîtriser
le point (le coup d’aiguille) avec une précision absolue mais leur
fait perdre la vue d’ensemble. Les brodeuses sont alors obligées
d’aller et venir entre le proche et le lointain, la vision haptique des
brodeuses et la vision synoptique des peintres. Ce mouvement d’allée
et venue, que pratiquent tous les peintres, atteint dans cette situation
son paroxysme. Mais reporté à l’échelle normale de
l’image, le travail devient invisible; nulle trace de collage ou d’incrustation
ne peut être décelée.
Dans la relation des deux artistes à
l’image, le pixel occupe la place du nombril. C’est autour de ce point
de catastrophe que leur regard balance. Quand leurs yeux s’approchent de
l’image, celle-ci se brise en ses éléments premiers, monstrueusement
agrandis; quand ils s’en éloignent, l’image se reconstitue en un
tout unifié. Mais c’est aussi par ce nombril qu’elles pénètrent
dans la machine et qu’elles font corps avec l’ordinateur. Si leurs images
appartiennent à une nouvelle espèce, totalement hybrides,
Maria et Katerina appartiennent, elles aussi, à une nouvelle espèce
d’artistes. Des hybrides, mi-brodeuses mi-machines. Désastreuses
et sublimes.
Edmond Couchot
Cahiers de la Médiologie,
éditions Gallimard, automne 2000
Notes
[1]
Exposition à la Galerie J. & J. Donguy, Paris, du 8 mars au
8 avril 2000.
[2]
Cf.ouvrage/catalogue Klonaris/Thomadaki:
Désastres sublimes. Photos numériques, Paris,
éditions A.S.T.A.R.T.I., 2000. Textes de Gilbert Lascault, Christian
Gattinoni, Anguéliki Garidis, Maria Klonaris/Katerina Thomadaki
et un entretien des artistes avec Jacques Donguy.
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