Klonaris et Thomadaki nous ont habitué
aux surprises. Chaque nouvelle œuvre qui sort de leur fabuleux laboratoire
de formes est une porte qui s’ouvre vers un domaine inexploré de
l’imaginaire.
Aujourd’hui encore, elles nous mettent
devant une image inédite, susceptible de nous donner le frisson
de l’inquiétante étrangeté. Intitulée “les
jumeaux” cette image présente la photo d’un corps à deux
têtes, deux siamois, un monstre. Le mot jumeaux conforme à
la terminologie anglaise conjoint twins, libérée de
connotation ethnico-colonialiste, a été préféré.
Le choc est grand devant ce couple soudé,
insolite, ce caprice inimaginable de la nature. Le spectateur court le
risque de devenir voyeur et juge. Trouble, aversion, sentiment de rejet
auraient pu s’emparer de lui si l’image n’était que la copie conforme
d’une réalité. Pourtant grâce à une démarche
élaborée depuis des années qui tient à la transposition
et à la métamorphose, le spectre étrange de ces jumeaux,
au lieu d’être rejeté, devient pour le spectateur objet d’observation,
d’accueil et même d’affection et d’admiration.
Car nous ne sommes pas ici devant une
œuvre contemporaine ordinaire comme celles qui essaient de gagner à
tout prix nos faveurs utilisant de manière abusive le choc de la
surprise comme seul et unique attrait d’un art gratuit et foncièrement
creux.
Klonaris et Thomadaki suivent depuis longtemps
un parcours rigoureux et attachant par sa profondeur, sa qualité
esthétique, sa charge émotive et sa troublante cohérence.
Leur attirance pour le corps différent –hermaphrodite, ange, siamois,
correspond à une interrogation sur l’identité, une longue
quête sur les vérités secrètes de l’âme,
un engagement social et même politique contre l’exclusion et les
idées toutes faites.
Chez ces artistes, penchant de poète
et intentions créatives arrivent à s’exprimer dans une recherche
formelle qui n’arrête pas de produire de nouvelles images imprégnées
d’une beauté essentielle et diachronique. Une vaste richesse visuelle,
ancrée dans un patrimoine culturel universel, vient à l’aide
d’une création qui s’avère parfaitement actuelle.
“Nous ne sommes pas des artistes de la
sensation” affirment-elles. ”Nous faisons une telle élaboration
au niveau du regard que le spectateur se trouve en face d’un ensemble complexe
d’appels…”
“Le "monstrueux" est ce qui met
en doute les lois fondatrices d’une société et d’une culture.
Il met en crise les institutions. L'inclassable met en doute les classifications.
Le corps monstrueux bouleverse l’imaginaire, se révèle merveilleux,
extraordinaire...”
A la rencontre de la photo initiale du
corps merveilleux des jumeaux, les artistes avouent avoir eu un grand choc.
Une élaboration conceptuelle a suivi qui a duré plusieurs
années. Cette structure corporelle, fascinante et régulière
dans sa difformité, couronnée de deux têtes expressives
et ressemblantes, fut associée très vite à l’aspect
des coquillages bivalves et symétriques offrant le spectre dédoublé
du miroir. L’association de ces êtres quasi fictifs, crédibles
seulement sur terre photographique - lieu de manipulations et d’alchimies
en dépit et au détriment du réel -, avec l’élément
marin, stimule l’imagination et permet déjà des interprétations
nouvelles. Les jumeaux participent à cette faune étrange
et séduisante cachée sous l’eau où leur déformation
pourrait même être perçue comme naturelle, “normale”.
Cette “normalisation” factice, qui n’enlève
rien à l’idée du merveilleux et qui en somme est une forme
d’acceptation suprême, s’effectue dans les images de Klonaris et
Thomadaki grâce au graphisme de ces coquillages surimprimés
dont la beauté fine et dentelée auréole et unifie
la surface. Le tissu de l’image, riche en phénomènes plastiques
est d’une préciosité de texture et d´effets visuels
telle que la monstruosité des jumeaux s’ adoucit et s’éclipse
en faveur d’une prouesse esthétique exceptionnelle.
Une astuce ultime de cette création
est un détail presque imperceptible mais d’une importance majeure:
les artistes introduisent leurs propres visages d’enfant à la place
de ceux des jumeaux. Par ce truchement, elles font irruption dans l’espace
de la fiction apportant à la photo déjà travaillée
une vérité nouvelle. Les jumeaux deviennent ainsi le symbole
du couple inséparable, de ce monstre à deux têtes dont
parle Lawrence Durrel dans sont fameux Quartette alexandrin.
Klonaris et Thomadaki font partie de ces duos d’artistes dont la complicité
intellectuelle, la complémentarité spirituelle et psychique
au profit de la création tient du merveilleux. La dimension dialectique
de leur travail est dû à la synthèse de deux éléments
inhérents au tempérament de chacune: la rupture chez Thomadaki,
le flux ininterrompu chez Klonaris.
Entre accident et permanence, sérieux
et fantasque, surface et profondeur, mode et valeurs se situe donc leur
poésie créée en commun qui, faisant l’éloge
d’ une beauté hors norme, met en question nos goûts et nos
habitudes, élargit nos horizons et libère notre besoin de
démesure.
Eurydice Trichon-Milsani |