Katerina Thomadaki:
Nous disions que nous sommes des media artists, c’est le terme anglo-saxon
qui n’a pas d’équivalent en français. Dans les années
80 nous avons utilisé le terme artistes multi-media, mais
comme il a été récupéré par l’informatique,
aujourd’hui il prête à confusion.
Jacques Donguy:
Il y a le terme d’intermedia qui a été inventé
par Dick Higgins depuis 1966, même s’il le fait remonter jusqu’à
Coleridge, Dick Higgins qui vient de sortir un livre, son dernier, sur
le sujet [1].
K.T.: Nous
n'avons pas encore vu ce livre. Pour nous, ce
terme implique le dépassement des frontières des media,
un
principe central dans notre pratique. Dans tout notre parcours consacré
à l’Ange, nous avons lié intersexualité et
intermedia.
Maria Klonaris:
Dans Le Cycle de l’Ange nous avons
opté pour les mutations des media et des images
[2].
Mais cette notion de mutation était déjà présente
dans notre travail dès 1976. Notre premier film, Double
Labyrinthe, a été montré en version monoécranique
au départ, puis dans une version de performance/projection pour
deux projecteurs Super 8 que nous manipulions en jouant sur la désynchronisation
temporelle des deux copies, la modification des dimensions des images et
leurs déplacements dans l’espace de l’écran
[3]. Déjà, avec ce
film, nous avons mis en place notre langage plastique et conceptuel. Aussi,
l’idée de déstabilisation du medium. Pour notre deuxième
film/performance,
L’Enfant
qui a pissé des paillettes[4]
nous avons introduit la pluralité des media, à
savoir le Super 8, la diapositive, le son en direct, car il y avait un
métronome qui scandait le temps et nous lisions des textes au micro
dans le noir, tout en manipulant nous-mêmes les projecteurs. Avec
Arteria
Magna in dolore laterali en 1979, nous introduisons la vidéo
à partir d’une action in vivo, filmée devant le public
et retransmise en feed back. Nous constatons maintenant que nous
sommes les premiers artistes en France à avoir travaillé
sur les passages du cinéma expérimental à la photographie,
de l’image mobile à l’image fixe, de l’image projetée à
l’image opaque, de la projection frontale à la multiplication et
à la spatialisation des projections.
K.T.: Une précision
sur le cinéma expérimental, un terme que nous trouvons par
ailleurs très réducteur. Il y aurait plutôt lieu de
dire “art cinéma” ou image en mouvement en tant qu’art plastique.
Or, c’est un secteur qui en France reste une zone frontalière des
arts plastiques. Les théoriciens de l’art actuel continuent à
l’ignorer, sans gêne, comme s’il faisait partie d’une autre discipline.
Cette attitude est encouragée par la rigidité catégorielle
générale qui régit l’art dans ce pays. Mais elle se
trouve soudain dépassée par l’histoire, car l’histoire de
l’image fixe ne peut plus être dissociée aujourd‘hui de l’histoire
de l’image en mouvement. Il y a nombre de choses qu’il n’est plus possible
d’aborder en ignorant le cinéma dit expérimental; par exemple
l’art vidéo ou tout ce qu’on met sous l’étiquette de nouvelles
technologies, les installations qui utilisent des projections et même
la photographie contemporaine. Il est intéressant d’observer qu’aucun
des spécialistes de “l’art technologique” en France ne tient compte
de l’histoire du cinéma expérimental. Et que, de l’autre
côté, les spécialistes du cinéma expérimental
font preuve de fermeture face aux autres secteurs d’art technologique.
Bien sûr, on est aujourd’hui confronté à un tel élargissement
du champ de l’art, dû notamment aux successions rapides de nouveaux
outils technologiques, que les connaissances requises pour aborder la production
contemporaine dépassent les capacités d’une recherche individuelle.
Mais au lieu de se rendre compte du problème et de chercher les
moyens pour combler des lacunes qui deviennent insoutenables, on se cantonne
encore dans les délimitations de champs rendues caduques par les
métissages et les hybridations. Résultat: de grands retards,
de grands oublis et de grandes erreurs dans l’analyse des œuvres contemporaines.
J.D.: J’aimerais
que vous précisiez la situation du cinéma expérimental
en 1976, quand vous avez commencé.
K.T.: Lorsque
nous avons réalisé Double Labyrinthe, nous ne connaissions
pratiquement rien de la situation du cinéma expérimental
français contemporain. Nous arrivions juste d’Athènes où
nous avions déjà pu connaître le cinéma underground
américain, à travers une programmation sur le New Américan
Cinema composée par P. Adams Sitney qui avait fait une tournée
internationale. A Athènes, nous avions tourné quelques courts
métrages expérimentaux en Super 8 que nous considérions
comme des essais. Après avoir vu Double Labyrinthe Dominique
Noguez nous a mises en contact avec le circuit du cinéma expérimental
français, dans lequel par la suite nous nous sommes engagées
activement. A l’époque la tendance dominante, ici comme ailleurs,
était le cinéma structurel. Il y avait aussi les lettristes,
avec lesquels nous n’avions pas vraiment d’affinités. Mais le cinéma
expérimental était relativement peu développé
alors en France et restait très marginal. C’est à partir
de 1976 justement qu’il devait connaître une réelle re-naissance.
J.D.: Et tous
les fluxfilms [5], qui datent de 1963/64?
K.T.: Ils n’étaient
pas une référence pour notre travail. Le courant par rapport
auquel nous nous sommes principalement positionnées, par opposition,
c’était le cinéma structurel. Donc un cinéma minimaliste,
qui s’intéresse aux processus du film, à l’aspect matériel
du film plus qu’à tout contenu. Et nous, nous avons introduit le
corps-comme-langage, le discours sur l’identité et la sexualité,
le discours sur l’inconscient et les références mythologiques,
mais aussi la dimension sociale et philosophique, toute une série
de préoccupations banies par le cinéma structurel, qui s’inscrivait
dans le purisme - et souvent dans le puritanisme - moderniste.
M.K.: Double
Labyrinthe a été présenté pour la première
fois publiquement en mai 1976 à l’université Paris I, dans
l’amphithéâtre de St. Charles. C’était un film que
nous avions réalisé pour les cours de Michel Journiac et
de Dominique Noguez, et tous les deux ont été totalement
enthousiastes. Avec les deux, c’était le début d’une amitié.
Dominique Noguez nous a incitées à envoyer notre film à
des festivals internationaux. C’était historiquement le premier
long métrage expérimental réalisé en Super
8 en France. A l’époque le Super 8 était déjà
utilisé par le cinéma militant, ou par un cinéma autobiographique
héritier des home movies, mais pas avec une approche plastique.
Double
Labyrinthe a été à l’origine du mouvement autour
du corps et du Super 8 dans le cinéma expérimental français.
Il a introduit une démarche esthétique et éthique
inédite.
K.T.: Pour ce
film nous avions réalisé des actions. En ce sens nous
étions proches de l’art corporel que nous connaissions déjà.
Mais notre grande différence avec l’art corporel, c’est que nous,
nous avons été immédiatement intéressées
par le medium-comme-langage autant que par le corps-comme-langage.
Nos actions étaient conçues pour la caméra.
J.D.: Il y a
le précédent des actions des actionnistes viennois filmées
par Kurt Kren [6].
M.K.: Les Viennois
ont eu la chance d’être filmés par Kurt Kren qui était
une des figures du cinéma expérimental autrichien. Quand
nous avons commencé à tourner Double Labyrinthe, nous
connaissions le travail des actionnistes viennois par des constats photographiques,
mais nous n’avions pas encore vu les films de Kurt Kren, qui sont d’ailleurs
très différents des nôtres. Quant au fameux film de
Peter Kubelka Arnulf Rainer, il est une des entreprises les plus
extrêmes, les plus iconoclastes de l’histoire du cinéma. Filmer
des artistes, surtout lorsqu’ils font des actions, est un réel défi.
Malheureusement la plus grande partie de la production de “films sur l’art”
sont des documentaires avec tout un côté didactique, ou pseudo-narratif.
Nous sommes intéressées par les démarches qui cassent
ce rapport extérieur et arrivent à inventer, à travers
le medium, des analogies, des équivalences énergétiques
ou conceptuelles avec le travail de l’artiste. C’est notre propos dans
un film comme L’Ange Amazonien. Un portrait de
Lena Vandrey que nous avons réalisé entre 1987 et
1992.
K.T.: C’est vrai
qu’ en ayant suivi de près le travail de Gina Pane et de Michel
Journiac pendant un temps, nous étions déçues de l’usage
qu’ils faisaient de la vidéo comme constat d’une action. Parce qu’apparemment,
ils n’étaient pas très conscients des enjeux de l’image en
mouvement. Ils étaient beaucoup plus à l’aise avec l’image
fixe, la photographie.
J.D.: A la fin
de sa vie, Michel Journiac pour le Centre Pompidou a remonté, dans
le sens d’une simplification, la plupart des films et vidéos sur
ses actions.
K.T.: Nous parlons
de ce qui était en circulation quand nous avons réalisé
Double
Labyrinthe. En 1975/76, nous trouvions qu’il y avait une étonnante
absence de réflexion sur le medium vidéographique
de la part de ces artistes qui avaient par ailleurs une réflexion
tellement poussée sur le corps. Ils considéraient que la
vidéo pouvait constituer une trace “objective”, ce qui est faux.
N’oublions pas que dans les années 70 la vidéo était
une nouvelle technologie en train de se frayer un chemin dans le champ
de l’art. Sa capacité d’enregistrement continu et de visionnement
direct, des capacités techniques que n’avait pas le film, étaient
très prisées. Mais on parlait très peu de ses lacunes,
surtout de la très basse définition et du manque de profondeur
de champ, qui ne permettaient pas des approches plastiques de l’image aussi
pointues que celles du film expérimental. Comme les media interactifs
aujourd’hui, la vidéo était alors enveloppée de toute
une mythologie technophilique.
M.K.: A la différence
d’artistes comme par exemple Peter Campus, Dan Graham ou Bruce Nauman,
qui pendant la même période ont exploité les spécificités
de la vidéo dans des dispositifs électroniques en circuit
fermé, les artistes corporels en France lui ont réservé
un rôle de “document” - à l’ exception d’une ou deux retransmissions
en direct chez Gina Pane, dont Death Control reste la plus essentielle.
K.T.: Ayant assisté
et participé [7] à certaines
actions, je peux dire que ce qui s’en dégageait, c’était
un effet de présence, un effet d’énergie, une tension, et
il est clair que si on cherchait à l’enregistrer, il aurait fallu
au moins rechercher des équivalents à travers le medium
même. Tandis que là, il s’agissait de planter une caméra
et d’enregistrer, ce qui fait que dans le “constat” il n’y avait plus rien
de ce qu’on avait pu vivre, rien de la dimension mentale de l’action. A
l’époque on retrouvait ce même problème dans les enregistrements
de certaines représentations théâtrales. En 1978 j’avais
fait une étude sur ce sujet, à propos d’un document vidéo
du CNRS sur la Classe morte de Tadeusz Kantor [8].
Ces prises de conscience se trouvaient derrière notre volonté
de faire intervenir directement la caméra dans les actions et de
réfléchir sur le regard. Le regard à travers la caméra
et comment ce regard peut amplifier la tension intérieure de l’action.
M.K.: Une autre
différence de taille, c’est que nous prenons nous-mêmes la
caméra, nous ne la confions pas à un opérateur ou
à quelqu’un d’extérieur. Et le fait que nous prenons la caméra
en mains et que nous faisons le montage nous-mêmes, nous permet de
maîtriser totalement notre langage à la fois corporel et visuel.
En plus, nous nous filmons mutuellement, nous passons toutes les deux devant
et derrière l’objectif. Ce regard réciproque a une dimension
politique car il implique des rapports d’égalité, de dialogue,
de regardant/regardé, l’interchangeabilité des rôles.
J.D.: La réflexion
sur ce que ça veut dire filmer, la caméra, il y a Dziga Vertov,
Takahiko Iimura, les vidéos de Godard après
Pierrot le
Fou... [9]
K.T.: Entre autres.
Cette réflexion date au moins des années 20 en ce qui concerne
le cinéma expérimental. Mais nous y avons introduit la réciprocité
inter-corporelle, la structure miroirique au sein d’une œuvre co-signée,
et ce point de vue de femmes qui se demandent comment se joue la domination
par le regard et quelles sont les alternatives que l’on peut proposer.
Je pense que c’est là en grande partie l’originalité de notre
apport à cette réflexion sur le regard/caméra. Nous
avons voulu libérer le regard derrière la caméra de
la charge d’une projection de stéréotypes, d’une objectivation
de celui qui est regardé, surtout si c’est une femme. Parce que
sur ce plan, très peu de travail avait été fait, même
dans le contexte du cinéma expérimental. |