Ma rencontre
avec Maria Klonaris et Katerina Thomadaki eu lieu lors d'un colloque sur
le visage. Elles travaillaient à l'époque sur et avec leur
corps de femme, leur visage de femme se regardant de façon non spéculaire.
Elles posaient la question de l'autre à l'intérieur d'une
relation de femme à femme, usant de toutes les techniques de figuration,
de prise de vue, d'aventure chromatique, photographique, cinématographique.
Elles se servaient aussi des mythes.
Un des thèmes qui les a beaucoup préoccupées
est l'ambivalence sexuelle, la bipolarité sexuelle. Quand l'hermaphrodite
est arrivé dans leur travail avec l'installation autour de la statue
hellénistique du Louvre (Mystère I:
Hermaphrodite endormi/e), une des choses qui m'a frappée
c'est qu'au lieu de lui donner un statut fantasmatique, fantasme de complétude
et de totalité, d'unité retrouvée, elles ont mis en
œuvre une double figure de l'incomplétude en elle-même. Leur
figure de l'hermaphrodite n'est pas habitée par l'idée d'une
sexualité totalitaire, totalisante, où le féminin
et le masculin, enfin à l'ombre des grands mythes fondateurs, permettraient
de retrouver une unité perdue de type paradisiaque, mais au contraire,
de redoubler l'incomplétude. Ce redoublement du manque, dans toute
leur œuvre me semble maintenu et prend sa dimension politique dans la mesure
où il reste figure du désir de l'autre.
L'hermaphrodite du Louvre est précisément
un hermaphrodite endormi parce que son unité n'est qu'un songe.
Non seulement l'hermaphrodite est endormi, mais l'hermaphrodite est notre
rêve. C'est à dire qu'il y a là une mise en abyme du
caractère totalement onirique et halluciné de l'hermaphrodite.
Avec Le Cycle de l'Ange
Maria Klonaris et Katerina Thomadaki ont opéré le passage
du sommeil aux yeux bandés. Elles ont lentement déplacé
l'axe du sommeil à celui que j'appelle "de la vigilance les yeux
bandés". Maria Klonaris a découvert dans les archives de
son propre père, gynécologue en Alexandrie, une image, la
photographie d'un hermaphrodite, aux yeux bandés, ainsi qu'il est
d'usage dans l'imagerie médicale. Les deux artistes se sont approprié
cette image qui a pris la place de la saga sur leur propre visage et qui
est venue occuper tout l'espace de leur interface. Elle est devenue la
figure de l'Ange, anghelos, messager, et du martyre, témoin,
martyras en grec voulant dire aussi témoin. Dans leur œuvre
vidéographique Requiem pour le XXe siècle,
l'hermaphrodite, mis en rapport avec des actualités de la seconde
guerre mondiale, a cessé d'être un fantasme littéraire
ou une simple figure mythologique pour se dresser comme un authentique
manifeste de la vigilance et de la mélancolie.
L'ange hermaphrodite de Maria Klonaris et Katerina
Thomadaki a les yeux bandés. Son bandeau touche violemment la question
du regard. Contrairement aux icônes qui mettent en scène l'imaginaire,
la fiction ou le fantasme d'un objet qui nous regarde, là il y aurait
la mise en scène de quelque chose qui ne nous regarde pas. Un regard
qui nous renvoie sur un intérieur, un regard derrière le
voile, ou en tous les cas une figure de l'aveuglement, où il n'y
a plus d'échange de regards. Il y a quelque chose qui relève
d'un ventre ou d'un lieu où les yeux sont fermés, ou bien
au contraire d'une image qui ne nous regarde pas et qui nous renvoie à
notre propre aveuglement ou qui nous tourne le dos. J'ai été
très sensible à ce Requiem pour le face-à-face.
Tout d'un coup les yeux bandés sont devenus beaucoup plus importants
pour moi que le thème de l'hermaphrodite, c'est à dire un
monde auquel on ne peut plus faire face.
L'Ange apporte aussi le thème apocalyptique
du feu, donc de la brûlure. Les artistes ont travaillé, tour
à tour, sur la tâche, sur la macula, sur la combustion, sur
la lumière, sur les images stellaires, sur ce corps de feu, sur
cet ange qui, les yeux bandés, ne regarde pas ce siècle mais
lui rend témoignage. Dans Requiem pour le XXe siècle
il est dans une situation de maintien, "main-tenant". Et cette main
qui tient le maintenant, c'est à dire notre présence
au monde, est une main tenant précisément l'image du siècle.
L'Ange se tient debout, face au présent, sans fuir, témoin
de la catastrophe. Ce maintien résonne dans la double sonorité
de la présence et du courage de qui ne défaille pas. Ainsi
les deux artistes, deux femmes qui ont combattu pour la dignité
de leur sexe, ont porté la question bien au delà du sexuel
pour affronter le siècle, pour dire leur violence. Leurs images
mettent le visible à feu et à sang, mais du côté
de l'ange, sans répandre la mort, car l'art est toujours don de
liberté donc don de vie.
Marie-José Mondzain
(extrait d'une présentation
au Web Bar, Paris, 1997 - publié dans Les Cahiers de médiologie,
No. 7, Paris, Gallimard, 1999) |