Klonaris/Thomadaki
Unheimlich I: Dialogue secret

Michel Egger


Katerina Thomadaki dans Unheimlich I: Dialogue secret
 
Comment rendre compte par le support du verbe et dans un discours rationnel de cette œuvre de feu, "état hypnoïde" selon les auteurs, qui nous brûle au plus profond de notre chair et de notre esprit? Comment parler de cette mise en abîme énigmatique et inquiétante, alors que la critique voit ses critères et instruments d'approche traditionnels renvoyés à une impuissance presque totale devant la spécificité poétique et subversive d'un essai visuel infiniment riche et fondamentalement original? Les mots semblent vains...

Dans le monde de l'art véritable, la volonté d'exprimer quelque chose de nouveau passe irrémédiablement par la nécessité de le dire autrement. Les réalisatrices, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, l'ont bien compris, elles qui cherchent à découvrir leur vérité intime de femme dans une démarche authentiquement personnelle et en continuel devenir au double niveau de la pensée et de l'action. Ainsi, la quête passionnée de leur identité passe d'abord par la destruction créatrice du spectacle filmique conventionnel, avec sa vraisemblance sacro-sainte et ses mystifications idéologiques multiples. Le cinéma est un miroir troublant (la scène centrale) qui non seulement reflète le réel, mais encore le voile, le déforme, le fragmente, le dédouble et l'éclate, au point que l'homme (la femme) ne reconnaît pas son image, stupéfié par cet "autre" imaginaire et "fictionnel" que l'écran lui renvoie comme une réalité. En décomposant ce miroir (l'écran vide à la fin, le recours à l'abstraction), en le scrutant, il s'agira pour les deux cinéastes de briser sa nature aliénante et de l'utiliser comme moyen de se mettre en question, de prendre conscience de soi dans un processus de pénétration-extériorisation, de recréer leur unité, de restructurer lentement et en les assumant toutes les images physiques et mentales qu'elles projettent hors d'elles-mêmes dans un "je" authentique et bouleversant.

Ensuite, l'expression de leur "différence" s'inscrit dans la célébration de leur propre corps, médiation matérielle, symbolique et puissamment signifiante de leur auto-représentation intérieure, dans son travestissement incessant, au-delà de tout voyeurisme. La femme triomphe dans sa qualité de sujet pluridimensionnel, profanant dans une révolte impitoyable l'immémorial regard qui la condamnait à être objet. Dans l'atmosphère irréelle d'un espace-temps subjectif, accentuée par le vide sonore du silence, les visages et les membres de ces êtres frémissants d'immobilité et de frénésie s'adonnent à une danse imperceptible et lancinante, parsemée d'éclairs névrotiques. Les mouvements et les gestes naissent au milieu de fleurs scintillantes, de masques mystérieux, de paillettes ornementales, de jeux subtils de couleurs, de statuettes dorées, de bijoux artificiels, d'"objets" élémentaires et hétéroclites (pain, chaise), tous tour à tour signes, révélateurs et matériaux brutes. Ces corps admirables, qui semblent parfois se "confondre" avec la caméra qui les caresse ou les fustige, engendrent les lignes d'un véritable labyrinthe, centre de toute origine et de tout aboutissement, passage réciproque de la mort à la vie, unité multiple où le temps et l'espace soudain s'abolissent, où la réalité invisible apparaît et où la création se renouvelle. La femme désaliénée s'y libère en exaltant les mystères et singularités de sa féminité, en faisant jaillir son inconscient, ses douleurs refoulées, ses désirs interdits, ses interrogations occultées et les exigences réprimées de sa sexualité-sensualité.

Travaillant en Super 8, ce qui leur permet de conserver une autonomie absolue dans la totalité de la création (de l'élaboration du "scénario" à la distribution), de remettre en cause tout un système commercial et institutionnel aux implications "politiques" évidentes, d'abolir la distance entre le désir et l'acte de filmer, elles en exploitent le champ esthétique très vaste par un travail de mise en scène et de photographie remarquable (éclairages, etc) et par l'intégration d'autres moyens d'expression. De plus, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki s'installent physiquement dans le déroulement de la projection (lecture du générique) et en brisent par là-même le cadre normalisé et impersonnel. Et, si les réalisatrices transgressent à tous les niveaux les rites du spectacle consommé, c'est avant tout les schémas psychiques de représentation du spectateur qu'elles désirent pervertir, schémas dont Godard disait qu'ils étaient la matérialisation de l'idéologie. Certes, une fascination indicible nous envoûte, mais au lieu de paralyser notre conscience d'illusions ordonnées, elle permet la rencontre et le "dialogue secret" des images du film avec nos propres images intérieures recomposées; elle fait appel à notre liberté et notre création de sens personnelle; elle substitue d'autres rapports entre notre conscience, nos sens, l'écran et (finalement) la réalité, d'où naîtront le doute, le vertige de l'inconnu, et peut-etre les germes d'une attitude politique, morale et artistique nouvelle.
 
Michel Egger
Journal du Jura, 10 mai 1979
 

Elia Akrivou dans Unheimlich I: Dialogue secret
 
Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire
Photo 1: Katerina Thomadaki dans Unheimlich I:Dialogue secret
Photo 2: Elia Akrivou dans Unheimlich I:Dialogue secret

Cycles d'œuvres
Le Cycle de l'Unheimlich
page d'entrée
textes
Dialogue secret - version monoécranique
Dialogue secret - multi-projection

Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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