Comment rendre compte
par le support du verbe et dans un discours rationnel de cette œuvre de
feu, "état hypnoïde" selon les auteurs, qui nous brûle
au plus profond de notre chair et de notre esprit? Comment parler de cette
mise en abîme énigmatique et inquiétante, alors que
la critique voit ses critères et instruments d'approche traditionnels
renvoyés à une impuissance presque totale devant la spécificité
poétique et subversive d'un essai visuel infiniment riche et fondamentalement
original? Les mots semblent vains...
Dans le monde de l'art véritable,
la volonté d'exprimer quelque chose de nouveau passe irrémédiablement
par la nécessité de le dire autrement. Les réalisatrices,
Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, l'ont bien compris, elles qui cherchent
à découvrir leur vérité intime de femme dans
une démarche authentiquement personnelle et en continuel devenir
au double niveau de la pensée et de l'action. Ainsi, la quête
passionnée de leur identité passe d'abord par la destruction
créatrice du spectacle filmique conventionnel, avec sa vraisemblance
sacro-sainte et ses mystifications idéologiques multiples. Le cinéma
est un miroir troublant (la scène centrale) qui non seulement reflète
le réel, mais encore le voile, le déforme, le fragmente,
le dédouble et l'éclate, au point que l'homme (la femme)
ne reconnaît pas son image, stupéfié par cet "autre"
imaginaire et "fictionnel" que l'écran lui renvoie comme une réalité.
En décomposant ce miroir (l'écran vide à la fin, le
recours à l'abstraction), en le scrutant, il s'agira pour les deux
cinéastes de briser sa nature aliénante et de l'utiliser
comme moyen de se mettre en question, de prendre conscience de soi dans
un processus de pénétration-extériorisation, de recréer
leur unité, de restructurer lentement et en les assumant toutes
les images physiques et mentales qu'elles projettent hors d'elles-mêmes
dans un "je" authentique et bouleversant.
Ensuite, l'expression de leur "différence"
s'inscrit dans la célébration de leur propre corps, médiation
matérielle, symbolique et puissamment signifiante de leur auto-représentation
intérieure, dans son travestissement incessant, au-delà de
tout voyeurisme. La femme triomphe dans sa qualité de sujet pluridimensionnel,
profanant dans une révolte impitoyable l'immémorial regard
qui la condamnait à être objet. Dans l'atmosphère irréelle
d'un espace-temps subjectif, accentuée par le vide sonore du silence,
les visages et les membres de ces êtres frémissants d'immobilité
et de frénésie s'adonnent à une danse imperceptible
et lancinante, parsemée d'éclairs névrotiques. Les
mouvements et les gestes naissent au milieu de fleurs scintillantes, de
masques mystérieux, de paillettes ornementales, de jeux subtils
de couleurs, de statuettes dorées, de bijoux artificiels, d'"objets"
élémentaires et hétéroclites (pain, chaise),
tous tour à tour signes, révélateurs et matériaux
brutes. Ces corps admirables, qui semblent parfois se "confondre" avec
la caméra qui les caresse ou les fustige, engendrent les lignes
d'un véritable labyrinthe, centre de toute origine et de tout aboutissement,
passage réciproque de la mort à la vie, unité multiple
où le temps et l'espace soudain s'abolissent, où la réalité
invisible apparaît et où la création se renouvelle.
La femme désaliénée s'y libère en exaltant
les mystères et singularités de sa féminité,
en faisant jaillir son inconscient, ses douleurs refoulées, ses
désirs interdits, ses interrogations occultées et les exigences
réprimées de sa sexualité-sensualité.
Travaillant en Super 8, ce qui leur permet
de conserver une autonomie absolue dans la totalité de la création
(de l'élaboration du "scénario" à la distribution),
de remettre en cause tout un système commercial et institutionnel
aux implications "politiques" évidentes, d'abolir la distance entre
le désir et l'acte de filmer, elles en exploitent le champ esthétique
très vaste par un travail de mise en scène et de photographie
remarquable (éclairages, etc) et par l'intégration d'autres
moyens d'expression. De plus, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki s'installent
physiquement dans le déroulement de la projection (lecture du générique)
et en brisent par là-même le cadre normalisé et impersonnel.
Et, si les réalisatrices transgressent à tous les niveaux
les rites du spectacle consommé, c'est avant tout les schémas
psychiques de représentation du spectateur qu'elles désirent
pervertir, schémas dont Godard disait qu'ils étaient la matérialisation
de l'idéologie. Certes, une fascination indicible nous envoûte,
mais au lieu de paralyser notre conscience d'illusions ordonnées,
elle permet la rencontre et le "dialogue secret" des images du film avec
nos propres images intérieures recomposées; elle fait appel
à notre liberté et notre création de sens personnelle;
elle substitue d'autres rapports entre notre conscience, nos sens, l'écran
et (finalement) la réalité, d'où naîtront le
doute, le vertige de l'inconnu, et peut-etre les germes d'une attitude
politique, morale et artistique nouvelle.
Michel Egger
Journal du Jura,
10 mai 1979
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