[...] Dans les dix dernières années,
la figure de l'ange comme passeur d'états et de mondes et comme
être sexuellement complexe, n'a cessé de faire retour. Au
point qu'elle est devenue la figure quasi emblématique de la communication
virtuelle (cf. les travaux de Michel Serres), ou de l'Apparition / Disparition
/ Annonciation (cf. Richter ou Wenders). Derrière tout cet entre-deux
angélique, qui débouche parfois sur de curieuses théologies
"légères", il y a bien sûr l'angoisse d'un réel
de plus en plus fuyant et traumatique, qui n'appelle qu'une figuration
métaphorique ou allégorique. Mais on pourrait également
déceler dans l'œuvre d'art "une activité angélique"
qui se manifeste par "une logique subversive" comme l'écrivent George
Quasha et Charles Stein à propos des installations en double de
Gary Hill à Vienne, lors de la grande exposition Engel, Engel.
C'est cette logique subversive intrasexes
et intramedias que pratiquent Maria Klonaris et Katerina Thomadaki dans
leurs photographies, installations ou vidéos, qui explorent tous
les "sites de l'ange" en ses figures mythologiques et utopiques. Leur ange-hermaphrodite,
de provenance médicale, devient une image matricielle et hybride,
porteuse de tous les sexes virtuels. Mais avec ses yeux bandés,
il est aussi un témoin sans regard, l'ultime image d'un monde de
violences. Ainsi, dans Requiem pour le XXe siècle,
son corps pelliculaire énigmatique est incrusté et surimprimé
sur fond d'actualités de la Seconde Guerre mondiale retravaillées.
Que peut un hermaphrodite angélique devant tant d'horreurs, sinon
être ce corps immatériel, sans regard, tour à tour
étranger, témoin, victime ou juge?
Mais cette personne fictive aux yeux bandés
d'une beauté toute épiphanique, est confrontée à
l'image sonore de l'aveuglement de l'histoire, le nazisme ou la Bosnie.
Il est là, immobile, irradié et violenté, comme une
allégorie benjaminienne dont il serait l'ultime témoin et
le récitant. Un deuil historique et radical du beau, dans son contre-temps.
Car comme l'écrit Benjamin: "Pour peu que la beauté se dévoile
à contre-temps, on voit fuir et s'anéantir l'inapparence
que la révélation substitue au mystère".
Dans son inapparence, cet hermaphrodite
suscite une véritable "mortification" de l'image, qui permet de
voir l'histoire en ses effets de réel et de catastrophe. Au point
qu'avec son bandeau-cicatrice, il rejoint le "monde complémentaire"
de Klee et Kafka. Monde présent mais insaisissable, comme les mains
de Katerina Thomadaki qui parcourent le corps photographié des plans
vidéos du même hermaphrodite, dans la fiction érotique
de Personal Statement (I994). Elles explorent
de tout leur toucher-voir la surface de l'écran, où l'hermaphrodite
est tranformé en "Moi-Peau" (Anzieu). Une frontière, une
barrière, une protection et une érotique pré-symbolique,
qui reprend tout l'héritage de la surface en art.
Offrir la peau comme écran et interface
du sexe virtuel, la démultiplier en miroirs et projections, c'est
identifier potentiellement intersexualité et intermedia. Car à
mettre le sens en surface, on quitte définitivement la "pureté"
moderniste sans tomber dans un éclectisme post-moderne de bon aloi.
En cela, la peau écranique est toujours biface et ambivalente. Interne
et externe, superficielle et profonde, comme l'ange et sa doublure, le
travesti. [...]
Christine Buci-Glucksmann
(extrait de "Le sexe virtuel",
Pour
une Ecologie des media, Paris, Editions A.S.T.A.R.T.I., 1998) |