1.
Ce monde serait fait de paroles, de souffles, de râles et de bruits.
Il serait fait de formes en trois et deux dimensions, de couleurs et de
noir et blanc, d'éclats et d'obscurité, d'immobilités
et de surgissements. Il serait fait de souvenirs, de fantasmes, d'archaïsmes
et d'utopies. Il conduirait celui qui y pénètre à
égarer son regard, à disperser son attention, à se
perdre, en quelque sorte à s'éparpiller. Un texte qui parlerait
de ce monde pourrait être, lui aussi, un texte éclaté,
dispersé.
2. Ce monde se
nommerait le Rêve d'Electra. Est-ce Electra qui rêve. Ou bien,
est-elle rêvée? Et alors par qui? Ou par quoi? Car, après
tout, on peut imaginer qu'une femme soit rêvée par une machine.
On peut l'imaginer, sans être sûr d'avoir raison.
3. Dans ce monde,
les rituels existeraient, mais n'obéiraient à nulle liturgie
connue. Ce seraient rites à demi improvisés, renvoyant à
des récits énigmatiques et parfois contradictoires.
4. A l'intérieur
de la mythologie grecque, il existe plusieurs personnages portant le nom
d'Electre. Une Electre, selon certains mythes, serait la mère d'Harmonie.
Plus tard, elle aurait été transformée, ainsi que
ses six sœurs, en une étoile de la constellation des Pléiades.
J'ignore si M.K. et K.T. ont pensé à cette Electre assez
peu connue, quand elles ont suggéré, dans leur environnement,
la présence des planètes et de la voie lactée, lorsqu'elles
ont voulu y faire entendre ce qu'elles nomment "les bruits des étoiles",
lorsqu'elles considèrent Electra comme une cosmonaute.
5. Une autre
Electre serait en rapport avec les idées de mouvement, de communication,
de vitesse. Elle serait la mère d'Iris, la messagère des
Dieux, et des deux Harpyes qui se nomment Bourrasque et Vole-vite.
6. L'Electre
la plus connue est fille d'Agamemnon et de Clytemnestre. Elle pousse son
frère Oreste à venger le meurtre de son père et à
tuer sa mère. Si Clytemnestre représente la force des femmes,
le matriarcat, Electre serait la femme révoltée par l'ordre
des mères, "traitresse", hostile au matriarcat, alliée à
son père mort et à son frère matricide. Elle serait
du côté de la douleur, de la vengeance, de la mort. On sait,
au moins depuis la pièce de théatre (1931) d'Eugène
o'Neill que le deuil sied à Electre.
7. Un livre de
Georges Perec s'intitule Un homme qui dort. Le monde inventé
par M.K. et K.T. tournerait autour d'une femme qui dort, comme si, ici,
le visible devait naître de deux yeux fermés. L'identité
de cette belle endormie serait une identité multiple. Ici dormiraient
les trois Electres: l'étoile, la véloce et la vengeresse.
Ici dormirait Maria, l'héroïne de Métropolis (1926)
de Fritz Lang. Et, pendant son sommeil, on lui vole son énergie
vitale pour animer un robot qui est son double. Ici, dormirait l'univers
rêvant de lui-même, parce que, pour deux femmes (M.K. et K.T.),
l'univers doit nécessairement être une femme et une femme
endormie. Ici dormiraient également M.K. et K.T., chacune se rêvant
le double de l'autre, le double d'Electre, le double de l'éclair
et de l'énergie vagabonde... Ici, dormirait une femme unique. Mais
paradoxalement, cette femme unique serait plusieurs femmes. Par moments,
elle serait peut-être toutes les femmes. Elle serait également
tout autre chose qu'une femme: un éclair, des couleurs, son propre
rêve, un robot, un univers, un souffle, un râle, une douleur,
une jouissance, une étoile; et que sais-je encore?
8. Ainsi rêverait
une femme unique et multiple, endormie et prodigieusement lucide, aveugle
et voyante, ligotée et libre, qui, immobile, voyage de planète
en planète. Ainsi rêverait une femme paradoxale et merveilleuse.
Et, dans son rêve, il serait question des étoiles et des mères;
de l'énergie et de son abolition; de la femme triomphante ou esclave;
du jour et de la nuit; de l'identité et de sa dispersion; de la
lumière qu'invoque (dans la pièce de Sophocle) Electre, dès
qu'elle commence à parler: "Lumière pure et le vent qui souffle
sur toute la terre..."
9. Vous vous
souviendrez aussi de ce que raconte un philosophe taoïste: "Jadis,
une nuit, je fus un papillon voltigeant, content de son sort. Puis je m'éveillai,
étant un philosophe. Qui suis-je en réalité? Un papillon
qui rêve qu'il est un philosophe taoïste? Ou bien, un philosophe
qu'il s'imagine qu'il fut papillon?"
Gilbert Lascault
Catalogue Klonaris/Thomadaki, Le
Rêve d'Electra, Galerie municipale Edouard Manet, 1987 |