L'art de Maria Klonaris et
Katerina Thomadaki fait émerger le féminin par projections.
Projection au présent des mythes archaïques ou pré-classiques
où subsistait un droit maternel et une filiation matrilinéaire.
Clytemnestre incarne ce pouvoir auquel s'oppose Electre qui se veut fille
du père. Ainsi l'acte matricide dans le mythe n'est pas simple vengeance,
il symbolise en fait un changement historique de société
qui dépossède la femme de son pouvoir antérieur et
du même coup dévalorise le féminin. L'installation
Le
Rêve d'Electra met donc en scène ce couple mère/fille
qui oppose deux conceptions du monde s'attirant et se repoussant comme
les électrons qui ont la même origine étymologique.
M.K. et K.T. sont fidèles en cela à la tradition helléniste
qui d'Aristophane à Platon a toujours joué avec les noms.
Dans la bande son de cet environnement plastique elles utilisent fréquemment
l'homonymie mer/mère, de même que l'étymologie même
du titre permet un glissement de sens entre Electre et l'Electricité,
le transfert de l'Energie, la Fusion.
Projection/transfusion de l'une dans l'autre. Rêve
d'osmose entre les deux conceptions du monde, Clytemnestre rejoint Electre.
Rêve communément construit par la fusion en l'œuvre des regards
de M.K. et K.T. Transfusion qui prend corps par les images projetées
de Métropolis (la ville mère): matrice contemporaine
à laquelle répond l'espace nocturne de l'installation, sorte
de matrice cosmique. Là, l'héroïne endormie de Fritz
Lang transfuse son âme à un robot de métal qui deviendra
son double. Transfusion/éclatement car les images bi-dimensionnelles
(film, diapositives, vidéo) envahissent l'espace par la multiplication
des écrans, leurs réflexions dans un miroir triangulaire
placé au sol et leur projection objectale. En avant de l'écran
central
repose la dormeuse représentée sous forme d'une momie dans
un cercueil futuriste. En l'air survole un robot phosphorescent. L'éclatement
des images dans l'espace est renforcé par la simultanéité
fragmentée du rythme de projection répétant, dédoublant,
multipliant les facettes du mythe tel que le réfléchit l'histoire
de Homère à Sartre en passant par Eschyle, Euripide, Sophocle,
Hofmannnsthal, Giraudoux et O'Neill... Mais ces interprétations
là sont toutes le fait des hommes et M.K. et K.T. si elles y puisent
quelques éléments, rêvent la leur.
Rêve de fusion qui se veut la projection spirituelle
et politique de synthétiser/harmoniser dans la femme certaines valeurs
du féminin et du masculin. La dormeuse rêve son double mécanisé
comme Clytemnestre songe à Electre (ou vice-versa). Cette androgynie
mentale qui transgresse les limites du corps trouve son expression dans
l'idée de "corps astral" évoquée dans une salle annexe.
A la grande momie de l'installation centrale fait ici écho une petie
momie-fœtus telle qu'on en a trouvée dans les tombes égyptiennes.
Elle est placée au sein d'une pyramide lumineuse située à
l'avant d'un écran où se projettent des images : mer, nuit
étoilée, nature, autant de métaphores d'un cosmos
matriciel dans lequel ce corps astral voyage par rêves.
Comme le travail iconique, le traitement plastique
cherche à abolir la distinction sujet/objet, c'est à dire
spectateur, créateur/environnement, et en définitive d'obtenir
par la perception sensorielle la fusion du corps et du mental. Pour obtenir
cette interaction, les deux artistes ont élaboré un langage
plastique superposant les représentations de l'imaginaire à
leurs portraits photographiques. Se chevauchent également des répétitions
et des rythmes temporels (visuels ou sonores) différents. Les zones
de passages sont conçues de façon à obtenir une simultanéité
des impressions, une fragmentation douce qui est toujours englobée
dans un flux cyclique continu. Par ailleurs ces représentations
symboliques sont toujours voilées par des tulles ou par un jeu de
trames qui engendre une autre texture, un brouillage iconique et formel.
L'emploi du vocoder et de l'harmoniseur donne des effets sonores similaires.
Gombrich a montré dans L'Art et l'illusion que la déformation
et le flou ont été des procédés stylistiques
utilisés par les peintres afin de provoquer chez le spectateur une
lecture active en l'invitant à se projeter dans l'œuvre. C'est ainsi
que M.K. et K.T. nous convient à partager leur rêve.
Ce refus d'une réception passive d'un Art
qui se dirait "évident" selon l'expression médiatique d'Hector
Obalk caractérise de nombreuses œuvres d'artistes-femmes qui préfèrent
rendre dans sa complexité le réel ou l'imaginaire. Cette
vision du monde correspond à une construction d'identité
tenant compte d'un vécu biologique et d'une culture différente
mais relève aussi d'une tendance plus générale (coïncidant
avec l'émergence des pensées féministes) remettant
en question une "mystique" de la science sur laquelle la civilisation occidentale
a vécu, faisant de la connaissance objective le seul mode admis
de connaissance. A tort et à raison comme le démontre Atlan,
il n'en est rien et si cet auteur dénie toute tentative de synthèse
entre connaissance scientifique et mysticisme comme l'illustre Fritjof
Capra dans Le Temps du changement et en filigrane la pensée
de M.K. et K.T., il reconnaît néanmoins l'intérêt
d'acquérir une vision inter-critique permettant de jouer à
chacun des jeux de connaissance sans "se laisser prendre au jeu" (phénomène
de croyance). L'Art de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki repousse cette
attitude distancée: il nous propose une fusion Orient-Occident,
féminin-masculin, modernité technologique et mythe du passé.
Gladys Fabre
Opus International, printemps/été
1987 |