Au fond de la salle, au centre,
on voit deux femmes. Plutôt deux statues de femmes. Non pas des statues.
En haut un robot féminin au masque un peu androgyne (ce n'est pas
un hermaphrodite). En bas une dormeuse, ou une momie, couchée dans
un cylindre comme dans un sarcophage transparent. Les deux personnages
se ressemblent. Il ne serait pas exact de dire qu'ils ne font qu'un, pourtant
c'est le même, ici plus fatigué, là plus angélique.
Ce duo en miroir vient d'un film, Métropolis de Fritz Lang.
C'est le moment où l'héroïne transfuse son âme
au robot de métal qui deviendra son double. La scène, ici,
n'est plus en noir et blanc. La dormeuse ou momie apparaît enrobée
dans un tissu-linceul d'un rose tyrien, evec fines bandelettes d'azur.
Autour du robot ces bandelettes sont largement espacées, et comme
l'étoffe (non le corps) est phosphorescente sous la lumière
noire, elles ressemblent un peu aux côtes d'un squelette. Cet ange,
on croirait un spectre de Méliès. Il se tient obliquement
suspendu, en un vol immobile au dessus du cylindre sarcophage, comme si
le rêve de la gisante s'échappait vers son double. Et dans
l'intervalle il est bien visible, ce rêve. Visible non pas aux mannequins
d'un spectacle mais à leur spectateur. Car un diaporama est projeté
sur l'écran. Que voit-on là rêvé?
Il faudra regarder de plus près. Auparavant
on aura prêté attention à ce qui se passe hors du visible.
La bande-son, diffusée sur quatre pistes, occupe tout l'espace.
Deux voix féminines récitent par bribes une sorte de poème
avec incrustations d'Eschyle et de Sophocle en grec ancien, en grec moderne,
ou même en français. Il est question d'Electre. Non pas en
sa relation avec Agamemnon, le roi-père immolé, ni avec Oreste,
le frère vengeur, mais avec la mère coupable, Clytemnestre.
Là-dessous on entend une musique ou bruitage qui a déformé
les signaux morses, les craquements d'étoiles captés par
la Nasa, un fracas amorti de machines, un contralto d'opéra. Ces
sons ont été travaillés sur console à ordinateur,
les notes longuement tenues ont été jouées sur synthétiseur,
c'est la modernité! Cependant deux femmes parlent d'antiques tragédiennes
en attente de mort.
Sur l'écran du diaporama l'on voit deux ou
trois photogrammes de Métropolis, toujours les mêmes
(le robot, la dormeuse), travaillées en surimpression avec effets
de lumière éclectiques mais aussi de textures, la trame du
papier, le grain des photocopies. Ou bien ce sont des lignes de lumière
qu'on croirait abstraites, tracées par les réverbères
et les phares d'auto dans quelque ville photographiée de nuit avec
gestes rapides de la main armée de caméra. Ou encore deux
femmes (ce sont Katerina Thomadaki et Maria Klonaris) se surimpriment l'une
à l'autre, ou aux jets lumineux, ou à
Métropolis.
Ce rêve-là est économe en images. Le phantasme multiplie
sa force de ses ressassements.
A gauche et à droite, mais en décalage
de plusieurs mètres vers l'avant, deux moniteurs vidéo émettent
des flash par saccades, hachurant des mains féminines qui attouchent
le vide ou cherchent à se caresser dans un espace aveugle. Au dessus,
deux images fixes sont projetées sur écran, les visages de
Maria et Katerina. Les auteurs gardent le goût de la signature.
Que le rideau se lève! Ou que la porte s'ouvre!
Il va se passer quelque chose, il le faut. Ce n'est pas pour rien qu'on
vous a installé Electra et son double, la fée Electricité,
ce pendu femelle. Etant donné 1) l'éclairage androgyne d'un
ange sur sa momie, 2) le gaz interlope du rêve, il vous reste à
fêler le Grand Verre. Cela fera un drôle de petit bruit. Peut-être
entendrez-vous, au-dessous de la musique trop moderniste d'un Métropolis
muet, le silence effaré d'une autre Electra, de la tragédienne
en fiasco à l'instant où il lui faudrait dire d'antiques
vers, elle ne peut plus, elle ne sait plus parler à la première
personne, ni si elle est la personne ou n'est personne, Electra la même
et autre, la Persona d'Ingmar Bergman.
Bernard Teyssèdre
Catalogue Klonaris /Thomadaki,
Le Rêve d'Electra, Galerie Municipale Edouard Manet, 1987
et Art
Press n°113, avril 1987 |