M.K.: Dans nos
films nous ne sommes pas des actrices mais des actantes, c’est un
autre terme que nous avons introduit, pour signifier le sujet qui conçoit
et agit une action.
K.T.: A propos
de l’action corporelle dans nos films, au début, dans DoubleLabyrinthe,
ou encore dans la partie filmique de L’Enfant qui a pissé des
paillettes nous conservons l’unité spatio-temporelle de l’action.
Puis, par la suite, dans le Cycle de l’Unheimlich,
celui des Hermaphrodites ou encore
dans la Série Portraits, l’action
va être totalement décomposée et recomposée
sur le plan du temps par le montage. Je pense que l’exemple le plus frappant,
c’est Unheimlich II: Astarti, où
il y a un immense travail sur la segmentation et l’apparition/disparition
et où le montage comme processus mental devient aussi important
que les actions corporelles que nous mettons en place. D’autre part un
film comme Selva. Un portrait de Parvaneh
Navaï, réalisé par Maria, repose la question
de l’unité de l’action, mais qui, cette fois-ci, est fractionnée
par le tournage, par le montage (dans la caméra ou a posteriori),
par les surimpressions et par les déplacements dans l’espace. Selva
est peut-être l’exemple le plus typique de notre approche du film-comme-énergie.
Donc progressivement la discontinuité du temps cinématographique
va supplanter la continuité du temps de l’action. Et lorsque nous
parlons de temps cinématographique, évidemment nous ne nous
référons pas au cinéma narratif industriel, mais aux
réinventions du temps filmique par le cinéma expérimental,
dont quelques exemples fulgurants se retrouvent pour nous dans les films
d’une Maya Deren ou d’un Gregory Markopoulos.
J.D.: Qu’en est-il
des recherches formelles? Parce qu’une grande partie du cinéma expérimental
repose sur des recherches très formelles, je pense par exemple au
fluxfilm
Zen for Film de Nam June Paik de 1964, un film vierge sur
lequel se dépose parfois et aléatoirement de la poussière.
K.T.: Les démarches
radicales sur les limites de la vision nous ont toujours intéressées.
Une certaine abstraction aussi. Ce que nous critiquons, ce sont ces démarches
trop sèches, trop systématiques qui s’épuisent dans
la démonstration et l’exploitation d’un paramètre filmique,
là où l’évacuation du sujet devient un devoir envers
une certaine orthodoxie moderniste. Cette scène était d’ailleurs
dominée par des artistes hommes. Le heurt était inévitable,
du moment où nous avons assumé un point de vue de femmes,
et d’artistes trans-culturelles, qui contestaient en plus les divers discours
et pouvoirs en place. A ces recherches strictement formelles ou sémiologiques,
nous avons opposé un travail sur la force intérieure de l’image.
Un travail sur l’impact subversif du corps dissident. Dès 1976 nous
avons lancé le terme cinéma corporel
et nous avons théorisé ce cinéma. Notre démarche
s’est répercutée dans tout un mouvement, que Dominique Noguez
a nommé “une école du corps”. Ce n’est que bien plus tard,
dans les années 80, que des courants proches sont apparus en Angleterre
et en Allemagne.
M.K.: Mais la
recherche formelle, n’est pas absente de notre travail. Tout au contraire.
Qu’il s’agisse de l’organisation plastique, rythmique du film, ou qu’il
s’agisse de notre interrogation sur le dispositif de la projection, la
présence de la recherche formelle est intense, mais elle est toujours
inextricablement liée à des questions de fond.
J.D.: Et le “cinéma
élargi”? Comment se situe votre travail par rapport à
ce mouvement sur le plan international? [10]
M.K.: “Cinéma
élargi” est la traduction française du terme expanded
cinema. Voilà encore un courant essentiel dans le développement
de l’art technologique, et qui est très peu connu et étudié
en France. Dans les années 60 il y avait déjà aux
Etats-Unis les light shows, Stan VanDerBeek et son Movie-Drome,
Robert Whitman, que nous connaissions par nos lectures. Le cinéma
élargi britannique nous était pratiquement inconnu. En fait
nous en avons découvert quelques aspects importants en 1978 en participant
à la manifestation
Films/projections au British Council à
Paris avec notre projection/performance
Soma.
En France il y avait le syncinéma
des lettristes, les attaques
de Maurice Lemaître contre le rituel cinématographique classique
[11].
Il y avait aussi les détournements de la projection opérés
par Giovanni Martedi. Mais dans tous les cas, on ne quittait pas le medium
cinématographique. Le cinéma expérimental français
a d’ailleurs conservé ce purisme jusqu’à aujourd’hui. Disons
de manière rétrospective qu’au sein du cinéma expérimental
en France, notre pratique, qui couvre plus de vingt ans, est la plus extensive
dans ce domaine et surtout celle qui a franchi les frontières des
media.
K.T.: Nous avons
introduit l’approche interdisciplinaire et la mixité des media
tout en apportant une complexité et une structuration spatiale rigoureuse
des images projetées. Nous avons aussi beaucoup travaillé
sur la diaphanisation et la mise en abîme de l’image projetée
en utilisant des écrans “préparés”, miroirs, transparences,
paravents, portes-fenêtres, etc. Pour Unheimlich
III: Les Mères, une performance multi-media co-produite
par le Centre Georges Pompidou, nous avons élaboré une partition
de projection que nous mettions nous-mêmes en action dans la salle.
Nos corps devenaient écrans. Images fixes et films investissaient
la totalité de l’espace et créaient des effets de tridimensionnalité.
Avec Mystère I: Hermaphrodite endormi/e
(Biennale de Paris, 1982), nous avons opéré un passage significatif
historiquement: celui du cinéma élargi et de la performance
de projection à l’environnement
de projection. C’est-à
dire que nous avons aboli le temps linéaire cinématographique
au profit d’un temps cyclique, que permettaient les réseaux d’images
fixes et de boucles de films. La projection est devenue un espace-temps.
Nos environnements de projection, multi-médiatiques et multisensoriels,
préfigurent alors les installations de réalité virtuelle.
Ils explorent le principe de l’immersion mentale du spectateur, une immersion
à la fois visuelle et sonore. Ils abolissent la frontière
entre le réel et le virtuel.
J.D.: J’aimerais
qu’on revienne à votre relation à l’art corporel, et plus
particulièrement à Michel Journiac et à Gina Pane.
M.K.: Ce qui
nous a interpellées dans le travail de Gina Pane et de Michel Journiac,
c’est que c’était vraiment un travail de nécessité.
L’urgence du discours social autour du corps est quelque chose que nous
partageons avec eux. Aussi, un certain sens de la dramaticité du
corps, qui tend à disparaître actuellement. Cette saisie du
sujet dans sa profondeur. Nous avons introduit le terme cinéma
corporel, justement pour faire un lien entre art corporel et cinéma
expérimental. En ce sens nous considérons notre travail comme
un méta-art corporel. Notre engagement socio-critique nous
situe dans la continuité des démarches des artistes corporels
français. Mais nos écarts sont aussi considérables.
K.T.: Tout d’abord,
notre intérêt pour la projection, le travail sur les dispositifs
de projection, l’espace-temps comme matériau et support, l’œuvre
d’art comme contenant, toutes ces conceptions nous inscrivent
dans une autre perspective. Notre relation à l’image est
aussi très différente. Nous travaillons sur la métamorphose,
la mutation, l’incrustation, l’hybridation. C’est pourquoi la médiation
technologique est capitale pour nous. Nous utilisons les technologies comme
transformateurs. D’où un rapport constant entre corps et machines.
Le corps différent devient d’abord écran d’images intérieures.
Puis, avec l’Hermaphrodite endormi/e, Electra, l’Ange ou les
Jumeaux, il se transmue en espace d’inscriptions cosmiques, matrice
cosmogonique. Il s’ouvre à la lumière, il est virtualisé,
il réunit microcosme et macrocosme. C’est un élargissement
du corps que nous opérons et cela n’a rien à voir avec certaines
positions de l’art corporel qui considèrent “le corps comme viande”.
M.K.: C’est aussi
une question de positionnement par rapport au champ de l’art. Les artistes
corporels français ont choisi de rester tout le long dans “le champ
pictural”, c’est une expression de Gina Pane. Tandis que nous avons d’emblée
inscrit notre pratique dans l’interdisciplinarité et nous avons
combattu les frontières des champs artistiques. Nous avons voulu
en plus briser le cadre fermé du milieu de l’art contemporain. Nous
avons eu des échanges actifs avec des mouvements sociaux - surtout
avec les mouvements des femmes dans les années 70-80 et ceux des
gender
politics dans les années 90, avec les milieux psychanalytiques
et psychiatriques. Nous nous déplaçons constamment entre
les lieux institutionnels de l’art et les lieux non institutionnels, nous
n’avons jamais voulu rester enfermées dans le marché de l’art.
K.T.: Mais il
y a aussi un autre écart essentiel, que j’évoquais tout à
l’heure. C’est qu’entretemps le “réel” a basculé. Par rapport
à eux, nous appartenons à une prochaine génération
d’artistes, celle qui s’est confrontée à la donnée
technologique. Ce n’est pas un hasard si dans les années 80 nous
avons été présentes dans les deux expositions historiques
sur les rapports entre art et technologie, “Electra” au Musée d’Art
Moderne en 1983 et “Les Immatériaux” au Centre Pompidou en 1985.
Chez nous le corps est d’emblée médiatisé par la technologie.
Nous avons participé de plain-pied aux bouleversements technologiques
des deux dernières décennies en abordant une grande variété
d’outils, media légers ou sophistiqués: film, diapositives,
photographies, polaroïds, techniques de tirage et d’impression, palette
électronique, vidéo, son analogique et numérique,
ordinateur, copieur et imprimante numérique, Internet, etc. Comme
ces outils nous les prenons à chaque fois en main, il s’ensuit toute
une réflexion sur le medium-comme-langage, mais aussi sur
le medium comme donné social. Notre discours critique s’étend
donc du statut socio-culturel du corps au statut socio-culturel des technologies.
Dans les deux cas nous défendons la différence contre l’exclusion.
Et ceci non seulement avec nos œuvres et nos écrits théoriques,
mais aussi avec les Rencontres Internationales
art cinéma / vidéo / ordinateur que nous avons conçues
et que nous dirigeons depuis 1990 [12].
M.K.: Cet événement
s’inscrit dans le prolongement de notre pratique artistique. Il a constitué
la première attaque en France, mais aussi internationalement, contre
les séparations des champs de l’image animée. Il faut souligner
qu’il a été rendu possible grâce au soutien indéféctible
du Ministère de la Culture, celui de la Commission Européenne
- et pas seulement. Tout un réseau de soutien international - institutions,
artistes, théoriciens, a permis à cet événement
de prendre son envergure. Dans ses trois éditions nous avons présenté
près de quatre cents artistes internationaux avec des œuvres innovantes
en image en mouvement. Et ceci à travers le siècle, toutes
technologies confondues. |