Comment parler de ce qui frappe d'interdit, de ce
qui laisse sans voix? Que faire d'une rencontre avec l'inqualifiable (avec
ce qui, au sens propre, n'a pas de qualité, puisque cela se trouve
à la source même de la différence qui fonde catégories
et qualités)? Comment concilier jouissance de l'interdit et effarement
devant un état archaïque ou mutant de l'être?
Cette rencontre, on imagine quel choc et quelle jubilation
elle dut être pour celles qui purent, du même coup, avoir le
sentiment furtif qu'elles n'avaient rien fait, dans leur vie antérieure,
que de s'y préparer. C'est ainsi que les découvertes et les
rencontres, parfois, prennent la fulgurance d'une révélation
rétrospective, comme une coupe claire laisse soudain apparaître
l'ordonnancement préalable du terrain...
Au départ, donc, une photographie trouvée,
volée au père médecin, triplement marquée du
sceau de la transgression. Triple interdit (médical, paternel, sexuel),
et triple énigme aussi : celle de l'anatomie, bien sûr, celle
de ce visage voilé, et celle enfin de ce qui fait si étonnamment
tableau dans cette image princeps - la posture admirable, la main,
le port de tête, qui semblent composés avec autant de grâce
que s'ils obéissaient aux codes corporels et picturaux de la Renaissance.
Cette figure semble échapper à toute
taxinomie (la nomenclature elle-même la fait entrer dans l'ordre
du semblant, de l'incertain: pseudo-hermaphrodite). Mais pour qui la contemple,
ce n'est pas la curiosité de l'espèce qu'elle fait naître.
C'est plutôt une attente qu'il serait bien difficile d'expliquer
- la promesse d'une nouvelle, et d'un avènement. Ange, cette figure
l'est bien en cela. Mais annonciateur de quel règne? Est-ce celui
de l'in-différence, de la fin des antagonismes sexuels, avec leurs
parades et leurs violences archaïques? Ou bien au contraire celui
des particularismes exacerbés, retranchés dans l'intolérance
de leurs identités mutantes? Est-ce l'annonce, visible déjà
ici et là, d'une multiplication de micro-sociétés
par affinités, elles-mêmes signes avant-coureurs d'une vaste
démocratie des identités parcellaires - le contraire, donc,
d'une société de masse, une nébuleuse instable plutôt,
comme celle qui recouvre sur certaines images le corps énigmatique,
constellant de taches blanches et noires le trou noir de l'image centrale?
Trou noir, lieu de perte et de surgissement, matrice.
La photographie princeps, par son silence, son caractère
à la fois rétentif et épiphanique, engendre une série
littéralement infinie de variations. Comme si elle portait en elle
le principe et peut-être le secret de la fécondité,
sexe de femme dans un fier corps d'homme, pouvoir secret de ce sexe discret
allié à la prestance lisse, érecte, du corps, et au
port flamboyant de la tête. Mais cette fécondité a
quelque chose de désespéré. Elle est condamnée
à se reproduire elle-même. Car l'hermaphrodite brouille notre
économie de la (re)production. Certaines espèces, on le sait,
porteuses des deux séries d'organes sexuels, se fécondent
elles-mêmes. D'autres sont stériles. De celles-ci rien à
savoir. Rien à en dire, sinon (nous sommes dans l'ordre de l'imaginaire
et non pas de la science) l'exaspération de son consentement imaginé
à un corps forcément autre - mais forcément aussi
imparfaitement
autre. Rien à faire, sinon le répéter, ce corps, le
recouvrir, le raturer, dans le geste d'une interrogation à la fois
affectueuse et violente. Reproduire cette photographie mille fois, la tramer,
la mettre en abîme, en éclairer et agrandir des fragments,
descendre jusque dans le grain de sa matière, la bombarder, la recomposer,
l'alléger, la faire sombrer. C'est une photographie qui condamne
le spectateur à un voyeurisme douloureux, et l'artiste à
la fuite en avant dans l'art délicat de la variation.
Cette photographie longuement contemplée et
muette, cette sphynge s'imprime en nous, elle s'estampe dans le regard
et la mémoire. Et cela d'autant plus que son propre regard est voilé,
comme pour lui permettre de venir plus facilement en nous, occuper l'empreinte
anonyme que notre désir lui réserve. Et par une association
dont les artistes ont le secret, elle a engendré, cette photographie
estampée au cœur de notre incertitude, une logique de l'estampe
et de l'impression. Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, familières
de tant de médias et de matériaux, ont senti ce que cette
photographie appelait de particulier, et cela les a conduites à
l'usage de films d'imprimerie dont elles tirent par contact des images
uniques - images que le livre reproduit par phototypie, cette forme ancienne
de reproduction par encrage de la photographie. La photographie princeps,
donc, produit de l'imprimé : du texte (les artistes ont éprouvé
la nécessité d'écrire sur elle, car l'écriture
est irremplaçable, elle est la seule réponse que nous pouvons
apporter à la sidération du visuel) ; mais aussi des images
obtenues, entre autres choses, par superposition de plusieurs négatifs
- palimpsestes du visible.
Les déterminations techniques ne sont jamais
l'objet du hasard, ni de quelque indifférente manipulation. Ce sont
en fait des traductions, des analogues des processus psychiques qui opèrent
dans l'œuvre, qui s'y incarnent, s'y incorporent sous une forme ou sous
une autre. Freud, déjà, avait pris pour analogue le dispositif
d'écriture du "bloc magique", et comparait le travail de l'inconscient
à l'interface paradoxale entre ses deux surfaces, celle, lisse où
l'on écrit, et celle, molle, en dessous, où s'imprime la
marque de l'inscription qui s'efface à mesure en surface. Ici, la
surface lisse est "dessous" : c'est celle de la photo-origine qui envoie
ses messages vers la surface comme une planète perdue dans la galaxie.
Les artistes, à l'écoute de ses pulsations, dans lesquelles
elles reconnaissent celles de leur propre désir, déposent
délicatement leurs couches sensibles, films, émulsions, papier,
pour offrir à cette trace faible mais brûlante la réception
la plus fine possible. Leur attention est payée en retour. Tout
un théâtre s'anime imperceptiblement autour du corps de l'hermaphrodite.
Mais ce théâtre ne doit rien au prurit de l'anecdote. Il tisse
simplement autour du halo de l'image première un fond changeant
de décors, de profondeurs, de lumières, de densités.
Des valeurs exceptionnelles de noirs, de gris, apparaissent, des constellations
symboliques, sans qu'aucune violence n'entame la garde silencieuse de l'effigie.
C'est un travail quasiment médiumnique (avec la supercherie en moins)
auquel se livrent Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, pour recueillir
ces émissions lointaines. Car rien d'autre ne sera ici dévoilé,
la scotomisation définitive du regard de l'effigie impose une forme
de silence. Méduse fascinait par son regard, justement, et sa tête
est restée comme la version expressionniste et craintive du pouvoir
castrateur de la femme. L'ange aux yeux bandés n'inspire aucune
terreur. Car ce qu'il annonce n'est rien que nous ayons à perdre
- ou à gagner. Ce serait plutôt de l'ordre d'une incertitude
(d'un savoir incertain) qui est déjà en nous, et qui n'attend
de nous qu'une reconnaissance troublée.
Régis Durand
(préface pour le livre d'artiste
Incendie
de l'Ange, Paris, éditions Tierce, 1988) |