Klonaris/Thomadaki

L'Ange de l'incertain

Régis Durand


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Comment parler de ce qui frappe d'interdit, de ce qui laisse sans voix? Que faire d'une rencontre avec l'inqualifiable (avec ce qui, au sens propre, n'a pas de qualité, puisque cela se trouve à la source même de la différence qui fonde catégories et qualités)? Comment concilier jouissance de l'interdit et effarement devant un état archaïque ou mutant de l'être?

Cette rencontre, on imagine quel choc et quelle jubilation elle dut être pour celles qui purent, du même coup, avoir le sentiment furtif qu'elles n'avaient rien fait, dans leur vie antérieure, que de s'y préparer. C'est ainsi que les découvertes et les rencontres, parfois, prennent la fulgurance d'une révélation rétrospective, comme une coupe claire laisse soudain apparaître l'ordonnancement préalable du terrain...

Au départ, donc, une photographie trouvée, volée au père médecin, triplement marquée du sceau de la transgression. Triple interdit (médical, paternel, sexuel), et triple énigme aussi : celle de l'anatomie, bien sûr, celle de ce visage voilé, et celle enfin de ce qui fait si étonnamment tableau dans cette image princeps - la posture admirable, la main, le port de tête, qui semblent composés avec autant de grâce que s'ils obéissaient aux codes corporels et picturaux de la Renaissance.

Cette figure semble échapper à toute taxinomie (la nomenclature elle-même la fait entrer dans l'ordre du semblant, de l'incertain: pseudo-hermaphrodite). Mais pour qui la contemple, ce n'est pas la curiosité de l'espèce qu'elle fait naître. C'est plutôt une attente qu'il serait bien difficile d'expliquer - la promesse d'une nouvelle, et d'un avènement. Ange, cette figure l'est bien en cela. Mais annonciateur de quel règne? Est-ce celui de l'in-différence, de la fin des antagonismes sexuels, avec leurs parades et leurs violences archaïques? Ou bien au contraire celui des particularismes exacerbés, retranchés dans l'intolérance de leurs identités mutantes? Est-ce l'annonce, visible déjà ici et là, d'une multiplication de micro-sociétés par affinités, elles-mêmes signes avant-coureurs d'une vaste démocratie des identités parcellaires - le contraire, donc, d'une société de masse, une nébuleuse instable plutôt, comme celle qui recouvre sur certaines images le corps énigmatique, constellant de taches blanches et noires le trou noir de l'image centrale?

Trou noir, lieu de perte et de surgissement, matrice. La photographie princeps, par son silence, son caractère à la fois rétentif et épiphanique, engendre une série littéralement infinie de variations. Comme si elle portait en elle le principe et peut-être le secret de la fécondité, sexe de femme dans un fier corps d'homme, pouvoir secret de ce sexe discret allié à la prestance lisse, érecte, du corps, et au port flamboyant de la tête. Mais cette fécondité a quelque chose de désespéré. Elle est condamnée à se reproduire elle-même. Car l'hermaphrodite brouille notre économie de la (re)production. Certaines espèces, on le sait, porteuses des deux séries d'organes sexuels, se fécondent elles-mêmes. D'autres sont stériles. De celles-ci rien à savoir. Rien à en dire, sinon (nous sommes dans l'ordre de l'imaginaire et non pas de la science) l'exaspération de son consentement imaginé à un corps forcément autre - mais forcément aussi imparfaitement autre. Rien à faire, sinon le répéter, ce corps, le recouvrir, le raturer, dans le geste d'une interrogation à la fois affectueuse et violente. Reproduire cette photographie mille fois, la tramer, la mettre en abîme, en éclairer et agrandir des fragments, descendre jusque dans le grain de sa matière, la bombarder, la recomposer, l'alléger, la faire sombrer. C'est une photographie qui condamne le spectateur à un voyeurisme douloureux, et l'artiste à la fuite en avant dans l'art délicat de la variation.

Cette photographie longuement contemplée et muette, cette sphynge s'imprime en nous, elle s'estampe dans le regard et la mémoire. Et cela d'autant plus que son propre regard est voilé, comme pour lui permettre de venir plus facilement en nous, occuper l'empreinte anonyme que notre désir lui réserve. Et par une association dont les artistes ont le secret, elle a engendré, cette photographie estampée au cœur de notre incertitude, une logique de l'estampe et de l'impression. Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, familières de tant de médias et de matériaux, ont senti ce que cette photographie appelait de particulier, et cela les a conduites à l'usage de films d'imprimerie dont elles tirent par contact des images uniques - images que le livre reproduit par phototypie, cette forme ancienne de reproduction par encrage de la photographie. La photographie princeps, donc, produit de l'imprimé : du texte (les artistes ont éprouvé la nécessité d'écrire sur elle, car l'écriture est irremplaçable, elle est la seule réponse que nous pouvons apporter à la sidération du visuel) ; mais aussi des images obtenues, entre autres choses, par superposition de plusieurs négatifs - palimpsestes du visible.

Les déterminations techniques ne sont jamais l'objet du hasard, ni de quelque indifférente manipulation. Ce sont en fait des traductions, des analogues des processus psychiques qui opèrent dans l'œuvre, qui s'y incarnent, s'y incorporent sous une forme ou sous une autre. Freud, déjà, avait pris pour analogue le dispositif d'écriture du "bloc magique", et comparait le travail de l'inconscient à l'interface paradoxale entre ses deux surfaces, celle, lisse où l'on écrit, et celle, molle, en dessous, où s'imprime la marque de l'inscription qui s'efface à mesure en surface. Ici, la surface lisse est "dessous" : c'est celle de la photo-origine qui envoie ses messages vers la surface comme une planète perdue dans la galaxie. Les artistes, à l'écoute de ses pulsations, dans lesquelles elles reconnaissent celles de leur propre désir, déposent délicatement leurs couches sensibles, films, émulsions, papier, pour offrir à cette trace faible mais brûlante la réception la plus fine possible. Leur attention est payée en retour. Tout un théâtre s'anime imperceptiblement autour du corps de l'hermaphrodite. Mais ce théâtre ne doit rien au prurit de l'anecdote. Il tisse simplement autour du halo de l'image première un fond changeant de décors, de profondeurs, de lumières, de densités. Des valeurs exceptionnelles de noirs, de gris, apparaissent, des constellations symboliques, sans qu'aucune violence n'entame la garde silencieuse de l'effigie. C'est un travail quasiment médiumnique (avec la supercherie en moins) auquel se livrent Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, pour recueillir ces émissions lointaines. Car rien d'autre ne sera ici dévoilé, la scotomisation définitive du regard de l'effigie impose une forme de silence. Méduse fascinait par son regard, justement, et sa tête est restée comme la version expressionniste et craintive du pouvoir castrateur de la femme. L'ange aux yeux bandés n'inspire aucune terreur. Car ce qu'il annonce n'est rien que nous ayons à perdre - ou à gagner. Ce serait plutôt de l'ordre d'une incertitude (d'un savoir incertain) qui est déjà en nous, et qui n'attend de nous qu'une reconnaissance troublée. 
 
Régis Durand 
(préface pour le livre d'artiste Incendie de l'Ange, Paris, éditions Tierce, 1988)

Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire
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