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Figures
de proue du cinéma expérimental, initiatrices du «cinéma
corporel» et protagonistes des environnements de projection, instigatrices
d'approches novatrices de la photographie et pionnières du croisement
des média, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki démontrent
par la rigueur de leur engagement personnel, comme par leur démarche
qui se développe en longs cycles, la nécessité de
repenser la création contemporaine à la lumière des
nouveaux outils technologiques, mais aussi à celle des préoccupations
scientifiques, sociales et philosophiques actuelles.
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Etudiantes, en Grèce, sous le régime
des colonels, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki raniment le théâtre
moribond à grands renforts de mises en scène plastiquement
assumées et brisent les garde-fous des corps trop bien cadrés
par la scène en montant Salomé d’Oscar Wilde ou Les
Bonnes de Genêt. Quand les consciences les plus créatives
de leur génération se font massacrer dans le sanctuaire démocratique
de l’Ecole Polytechnique, leur engagement est tracé. Elles décident
de participer au grand moratoire des mythes engagé en ces années
70. Elles emportent en France les traces des bandeaux noirs de la censure,
les cicatrices mentales des deuils jamais faits, le répertoire épuré
des grandes fables matriarcales et l’idée d’un théâtre
de lumière à traduire dans d’autres langues technologiques.
Leur première action parisienne, collective, La Torture mise
en corps, est accueillie au Théâtre de l’Epée de
Bois (Cartoucherie de Vincennes, 1976). Elles exposent leurs corps dans
la mise en scène dépouillée de la torture dénoncée,
opposent gestes répétitifs et immobilités maîtrisées
en une suite cohérente de privations sensorielles. Elles font vite
l’économie de leurs autres partenaires de cette action puisque leurs
deux corps suffisent à bâtir la scène essentielle de
leur travail, un double labyrinthe
Un cinéma
corporel
Dans leur premier film "intercorporel",
Double
Labyrinthe (1976), on les voit mener réciproquement six
actions avec des matières et six avec des objets à la symbolique
cosmique. Elles inventent ainsi le croisement des regards, l'échange
des rôles entre sujet filmant et sujet filmé
et esquissent une théorie alternative du regard en cinéma,
selon le principe de «la femme comme sujet», plus avancé
au plan politique qu’artistique à l’époque. Le montage symétrique
des deux séries d'actions contraint le spectateur à construire
ses propres liens. Il participe à l’élaboration d’une langue
des corps–images. Ce premier volet de leur Tétralogie
corporelle (1976-79) se trouve ainsi à l'origine d'un des
plus remarquables mouvements du cinéma expérimental récent,
celui qui s'est construit autour du corps et du Super 8 en France d'abord,
puis en Angleterre et en Allemagne.
Unheimlich II:
Astarti (1980), autre film culte, réactualise une mythologie
des origines. Sa figure tutélaire est perturbée par les sentiments
de l’inquiétante étrangeté énoncés par
Freud et qui constituent le titre emblématique du Cycle
de l’Unheimlich (1979–81). Partir sur les traces d’Astartée
permet l’entrée dans une durée dilatée, diffractée
par le silence du film, ouatée autant par le fond noir de l’image
que par la rigueur des coupes cut. Pour donner corps à la déesse
lunaire du bassin méditerranéen, elles sont trois "actantes"
évoluant dans un film de trois heures. Les projections sur leur
corps-écran actualisent l’archétype, le promènent
entre ses avatars terrestres et des versions célestes à la
laitance boueuse. S’extrayant d’un brasier visuel de cicatrices, les actantes
traversent tous les règnes, de la naissance à la mort, en
une archéologie du vivant.

Installant un cadre bâti d’obscurité,
Klonaris et Thomadaki disposent, dans le noir d’un cinéma onirique,
des écrans de toutes natures qui stigmatisent des possibles. Les
écrans se font miroirs et les miroirs écrins d’images. Le
corps des artistes n’est ici qu’un piège: de l’inquiétante
étrangeté des lieux , le spectateur doit comprendre que son
inconscient est meilleur conseiller. Pensant échapper à l’emprise
du noir dans la réalité des images, il sera confronté
à sa propre «tétralogie corporelle».
Unheimlich III:
Les Mères (1981), la
performance constituée de projections d'une singulière complexité
créée pour le cinéma du Musée du Centre Pompidou,
préfère au fond noir la découverte de paysages solaires
où dedans et dehors se confondent. Des figures féminines
hantent les ruines et les mers grecques se réfractant dans l'espace
inondé d'images immatérielles. Une dizaine de projecteurs
de film et de diapositives, ainsi que des écrans préparés,
mobiles, sont manipulés par les deux artistes qui revendiquent une
«corporalisation de la projection». Cette cartographie mouvante
fait naître le théâtre de lumière qui contient
et immerge le spectateur et s'affirme en tant que dispositif matriciel.

Un dialogue interdisciplinaire entamé
avec la pensée de Freud et de Jacques Lacan constitue le pan théorique
de cette proposition en œuvres (participation à un cartel de la
Cause Freudienne, 1980-81). Le concept Lacanien de l'inconscient comme
langage trouve de surprenants parallèles visuels dans une œuvre
qui peut aussi apparaître comme le contrepoint, non illustratif mais
incarné, des avancées théoriques sur «le féminin
comme inconscient» développées par Luce Irigaray. Dans
une anticipation spectaculaire étant donné les idées
politiques de l'époque autour de l'identité sexuelle, du
féminin elles se tournent vers l'hermaphrodite et esquissent, en
pionnières encore, un discours iconique de l'intersexualité..
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