On passe des couloirs
sombres et des escaliers. Les plafonds ont des déchirures et des
fragments de plâtre qui retombent en éclats rouges, bleus
ou violacés. Des musiques, des voix, des vibrations sourdes ou aiguës
se mêlent, se répercutent, se fondent, se découvrent;
comme s’éloigne la mélodie en spirale du synthétiseur,
les résonnances d’un air cadencé se font plus nettes; au
loin, se perdent comme des perles qui roulent quelques fragments de texte
poétique. Sur le mur latéral menant à la salle des
vestiaires, de grandes lumières d’or fuyantes sur fond rouge semblent
nous indiquer la route.
•
La salle des vestiaires, située
en contre-bas, est nommée “Salle des transmutations”. L’atmosphère
y est plutôt froide et humide. Comme dans un long couloir, une trentaine
de cabines se succèdent en enfilade. Les colonnes portent de longs
néons bleus ou jaunes. On marche tout le long, sur le rythme cyclique
du lamento d’un violoncelle et du tempo sec d’une guitare électrique.
Dans chacune des cellules, une ampoule bleue est suspendue devant une image
de l’Ange et un petit cône de poudre jaune, bleue, blanche ou noire,
comme une promesse d’alchimie, est disposé sur une étagère
basse. L’Ange, dans la même pose hiératique, apparaît
en multiples corps: baroque, Elle/Il se couvre de textures légères,
de milliers d’étoiles; là, Elle/Il brûle, silhouette
noire, dans des flammes blanches qui montent jusqu’à son sexe; puis
silhouette blanche enflammée de feux noirs; ici, Elle/Il est couvert/e
d’ailes immenses; là, c’est tout son visage qui enveloppe son corps;
ailleurs, funèbre, c’est un masque de satin noir; plus loin, une
irradiation solaire rend son ventre immatériel; dans certaines alcôves,
à la place de l’image, un miroir.
Les Anciens regardaient les étoiles
parfois comme des anges, parfois comme les âmes des humains venus
ou à venir; corps astraux, ils étaient composés d’Ether,
ce cinquième élément de la cosmologie grecque, plus
léger, plus volatile que le feu. Dans la description de l’univers
que fit un moine du Mont Athos au VIe siècle, les anges étaient
responsables du mouvement des astres. Les Cherubins de la mystique judaïque
sont décrits comme des esprits de feu gardiens du Jardin d’Eden.
En d’autres temps, ils étaient les gardiens ignés du territoire
de la Déesse Lunaire.
Ici, l’Ange, est toujours identique et
en perpétuel état de métamorphose; de cellule en cellule,
Elle/Il change de peau, de matière, et échappe même
à la logique distinctive des éléments: corps céleste,
lumineux, Elle/Il est avant tout corps, chair, muscles, physique
terrestre au sexe improbable. Etre sublime des étoiles, Elle/Il
appartient aussi, dans cette pièce surtout, au monde chtonien. Et
si, dans les premières salles, Elle/Il nous ravissait comme tout
désir d’envol, Elle/Il porte peu a peu une question inquiète
à notre comprehension du corps sexué.
Que fait-Elle/Il là, enfermée
dans ces murs froids? On n’ose entrer dans les cabines étroites
où l’ampoule bleue semble interdire l’approche. Nulle force sauvage
ne protège ici ce corps, il est plutôt mis à nu, vulnérable,
et comme prisonnier d’un contrôle extérieur. Sur un mur de
la pièce, il y a aussi une photographie noir & blanc, en trois
morceaux séparés, de ce corps dans sa nudité première.
A côté se trouve un chariot-lit d’hopital, sur lequel est
posé un rouleau d’images de l’Ange deplié jusqu’au sol. A
quel univers, clinique ou alchimique, appartient ce lit? Peut-être
est-il le lieu de tous les corps possibles. Mais à marcher dans
cet étrange souterrain, au milieu des échos qui se répercutent
de toutes parts, on trouvera aussi le reflet de notre propre visage. |
En montant à l’étage supérieur,
on est aveuglé, au détour de l’escalier, par les pulsations
d’un stroboscope. A chaque flash, on peut voir, comme marchant sur le mur,
un immense iguane; une projection diapositive de tourbillons roses le traverse.
Les pièces d’une armure de fer sont accrochées à la
grille d’un petit escalier; au-dessus, une robe suspendue renvoie en éclats
d’argent la forte lumière blanche. On traverse cette obscurité
vaguement illuminée de mauve peu certain de notre sens de l’équilibre
troublé par les éclairs.
Une fois poussée la porte, on se
trouve sur le balcon qui domine la piscine. De ce point élevé,
on perçoit mieux la perspective du bassin et sa profondeur est largement
amplifiée. Tout au fond, les grandes diapositives sont dedoublées
par leur exact reflet: dans l’air, dans l’eau, l’Ange distille ses subtils
jeux de couleurs; vert, jaune, rouge, bleu en douces émergences,
amplissant soudainement tout le champ de la vision. Devant, les fauves
et les feux font des taches d’or. La musique tourne et résonne étrangement
dans ce vaste espace obscur.
On se situe juste derrière les projecteurs
et les spots; un ordinateur assure la synchronisation et la rythmique parfaite
des fondus enchaînés sur la bande sonore. Cette présence
affirmée du dispositif technologique, Maria Klonaris & Katerina
Thomadaki l’ont toujours integrée dans leur travail: si elles envisagent
l’image dans son pouvoir inconscient, elles tiennent également à
ce que s’opère une mise à distance de l’illusion. Ce vis-a-vis
de l’image-icône, avec son potentiel de transcendance, et de son
existence purement technique, ce n’est pas de l’Adoration de l’Image dont
il nous parle, mais de la passion de l’image, création humaine et
puissance poétique.
Dès lors, quel intense délice
éprouve-t-on à voir cette “image magique”, cet irréel
corps de désir, émerger au travers des textures de l’ordinateur
et de la vidéo! Irradiant comme un écran cathodique, éclatant
en une multitude de pixels infiniment grossis, l’Ange trouve son corps
de lumière dans les appareils construits par l’esprit le plus rationnel
et se fait messager d’un Au-Delà non prévu dans le système
clos au langage binaire. Et, dans le même mouvement, les abolit pour
l’alchimique transformation de l’électron en étoile...
Dans cette réunion des infinis,
cette osmose incroyable des cieux et du souterrain au travers de ce paradoxe
qu’est le corps de l’Ange, Maria Klonaris & Katerina Thomadaki trouvent
un des points culminants de leur art. Cinéastes du corps, elles
travaillent depuis longtemps, progressivement, à l’avènement
d’une image nocturne idéale - à cette idée-même
de l’image (ikon en grec, rappelons-le), tout simplement,
qui trouve sa genèse dans la magie et le sacré. Leur création
technologique, dans cette piscine obscurcie, a pour écho le geste
de création primitif: celui-là même qui inventa l’espace
de l’Autre, derrière une limite infranchissable, au fond d’une caverne.
C’est là qu’est la place première de l’image, c’est là
qu’elle apparaît: au fond de la chambre noire - la chambre
noire de la mémoire, bien entendu.
L’Ange est le médiateur qui ouvre
la porte.
Elle/Il est le mystère essentiel
de l’image. |
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