Klonaris/Thomadaki
Night Show for Angel (suite)
PARCOURS NOCTURNE A TRAVERS L'INSTALLATION MULTI-MEDIA
DE MARIA KLONARIS & KATERINA THOMADAKI

Cécile Chich



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On passe des couloirs sombres et des escaliers. Les plafonds ont des déchirures et des fragments de plâtre qui retombent en éclats rouges, bleus ou violacés. Des musiques, des voix, des vibrations sourdes ou aiguës se mêlent, se répercutent, se fondent, se découvrent; comme s’éloigne la mélodie en spirale du synthétiseur, les résonnances d’un air cadencé se font plus nettes; au loin, se perdent comme des perles qui roulent quelques fragments de texte poétique. Sur le mur latéral menant à la salle des vestiaires, de grandes lumières d’or fuyantes sur fond rouge semblent nous indiquer la route.

La salle des vestiaires, située en contre-bas, est nommée “Salle des transmutations”. L’atmosphère y est plutôt froide et humide. Comme dans un long couloir, une trentaine de cabines se succèdent en enfilade. Les colonnes portent de longs néons bleus ou jaunes. On marche tout le long, sur le rythme cyclique du lamento d’un violoncelle et du tempo sec d’une guitare électrique. Dans chacune des cellules, une ampoule bleue est suspendue devant une image de l’Ange et un petit cône de poudre jaune, bleue, blanche ou noire, comme une promesse d’alchimie, est disposé sur une étagère basse. L’Ange, dans la même pose hiératique, apparaît en multiples corps: baroque, Elle/Il se couvre de textures légères, de milliers d’étoiles; là, Elle/Il brûle, silhouette noire, dans des flammes blanches qui montent jusqu’à son sexe; puis silhouette blanche enflammée de feux noirs; ici, Elle/Il est couvert/e d’ailes immenses; là, c’est tout son visage qui enveloppe son corps; ailleurs, funèbre, c’est un masque de satin noir; plus loin, une irradiation solaire rend son ventre immatériel; dans certaines alcôves, à la place de l’image, un miroir.

Les Anciens regardaient les étoiles parfois comme des anges, parfois comme les âmes des humains venus ou à venir; corps astraux, ils étaient composés d’Ether, ce cinquième élément de la cosmologie grecque, plus léger, plus volatile que le feu. Dans la description de l’univers que fit un moine du Mont Athos au VIe siècle, les anges étaient responsables du mouvement des astres. Les Cherubins de la mystique judaïque sont décrits comme des esprits de feu gardiens du Jardin d’Eden. En d’autres temps, ils étaient les gardiens ignés du territoire de la Déesse Lunaire.

Ici, l’Ange, est toujours identique et en perpétuel état de métamorphose; de cellule en cellule, Elle/Il change de peau, de matière, et échappe même à la logique distinctive des éléments: corps céleste, lumineux, Elle/Il est avant tout corps, chair, muscles, physique terrestre au sexe improbable. Etre sublime des étoiles, Elle/Il appartient aussi, dans cette pièce surtout, au monde chtonien. Et si, dans les premières salles, Elle/Il nous ravissait comme tout désir d’envol, Elle/Il porte peu a peu une question inquiète à notre comprehension du corps sexué.

Que fait-Elle/Il là, enfermée dans ces murs froids? On n’ose entrer dans les cabines étroites où l’ampoule bleue semble interdire l’approche. Nulle force sauvage ne protège ici ce corps, il est plutôt mis à nu, vulnérable, et comme prisonnier d’un contrôle extérieur. Sur un mur de la pièce, il y a aussi une photographie noir & blanc, en trois morceaux séparés, de ce corps dans sa nudité première. A côté se trouve un chariot-lit d’hopital, sur lequel est posé un rouleau d’images de l’Ange deplié jusqu’au sol. A quel univers, clinique ou alchimique, appartient ce lit? Peut-être est-il le lieu de tous les corps possibles. Mais à marcher dans cet étrange souterrain, au milieu des échos qui se répercutent de toutes parts, on trouvera aussi le reflet de notre propre visage.

 
Night Show for Angel, détail
 
En montant à l’étage supérieur, on est aveuglé, au détour de l’escalier, par les pulsations d’un stroboscope. A chaque flash, on peut voir, comme marchant sur le mur, un immense iguane; une projection diapositive de tourbillons roses le traverse. Les pièces d’une armure de fer sont accrochées à la grille d’un petit escalier; au-dessus, une robe suspendue renvoie en éclats d’argent la forte lumière blanche. On traverse cette obscurité vaguement illuminée de mauve peu certain de notre sens de l’équilibre troublé par les éclairs.

Une fois poussée la porte, on se trouve sur le balcon qui domine la piscine. De ce point élevé, on perçoit mieux la perspective du bassin et sa profondeur est largement amplifiée. Tout au fond, les grandes diapositives sont dedoublées par leur exact reflet: dans l’air, dans l’eau, l’Ange distille ses subtils jeux de couleurs; vert, jaune, rouge, bleu en douces émergences, amplissant soudainement tout le champ de la vision. Devant, les fauves et les feux font des taches d’or. La musique tourne et résonne étrangement dans ce vaste espace obscur.

On se situe juste derrière les projecteurs et les spots; un ordinateur assure la synchronisation et la rythmique parfaite des fondus enchaînés sur la bande sonore. Cette présence affirmée du dispositif technologique, Maria Klonaris & Katerina Thomadaki l’ont toujours integrée dans leur travail: si elles envisagent l’image dans son pouvoir inconscient, elles tiennent également à ce que s’opère une mise à distance de l’illusion. Ce vis-a-vis de l’image-icône, avec son potentiel de transcendance, et de son existence purement technique, ce n’est pas de l’Adoration de l’Image dont il nous parle, mais de la passion de l’image, création humaine et puissance poétique.

Dès lors, quel intense délice éprouve-t-on à voir cette “image magique”, cet irréel corps de désir, émerger au travers des textures de l’ordinateur et de la vidéo! Irradiant comme un écran cathodique, éclatant en une multitude de pixels infiniment grossis, l’Ange trouve son corps de lumière dans les appareils construits par l’esprit le plus rationnel et se fait messager d’un Au-Delà non prévu dans le système clos au langage binaire. Et, dans le même mouvement, les abolit pour l’alchimique transformation de l’électron en étoile...

Dans cette réunion des infinis, cette osmose incroyable des cieux et du souterrain au travers de ce paradoxe qu’est le corps de l’Ange, Maria Klonaris & Katerina Thomadaki trouvent un des points culminants de leur art. Cinéastes du corps, elles travaillent depuis longtemps, progressivement, à l’avènement d’une image nocturne idéale - à cette idée-même de l’image (ikon en grec, rappelons-le), tout simplement, qui trouve sa genèse dans la magie et le sacré. Leur création technologique, dans cette piscine obscurcie, a pour écho le geste de création primitif: celui-là même qui inventa l’espace de l’Autre, derrière une limite infranchissable, au fond d’une caverne. C’est là qu’est la place première de l’image, c’est là qu’elle apparaît: au fond de la chambre noire - la chambre noire de la mémoire, bien entendu.

L’Ange est le médiateur qui ouvre la porte.

Elle/Il est le mystère essentiel de l’image.

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Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire

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Night Show for Angel

Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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