Tout d’abord, c’est
un espace sombre. Dans l’entrée de ce qui fut jadis des bains publics,
sur les murs latéraux, des cieux étoilés (projections
de diapositives), comme vus à travers un immense télescope,
ou tels que les verrait un voyageur céleste familier des profondeurs
nocturnes.
“This is a personal statement / Blindfolded
/
This is a personal statement about
you / About your body / ...”
Une voix répète en boucle
ces paroles initiatrices; au loin, on perçoit les vibrations graves
d’un synthétiseur. Au milieu des cieux, des colonnes vidéo
diffusent la même image sur trois écrans: le visage de Katerina,
en teinte bleue; dans un écran-rectangle qui masque ses yeux passent
des lumières, des feux, des ombres.
“You have become the composite series
of an infinite erotic fiction/
Blindfolded / A magic image / Hermaphrodite
/ Angel /...”
Mais dès qu’on entre, on est d’emblee
étonné par le puissant impact de deux grandes photographies
en noir et blanc: l’Ange, figure majestueuse, nous accueille doublement;
en positif; en négatif. Ses yeux sont couverts d’un petit néon
de lumière noire.
“Blindfolded / You are the celebration
of a myth /
You, the erotic mutant,
A peculiar off-spring of a sexual and
artistic avant-garde /
This is a personal statement about
you”. [4]
Face à nous, le guichet qui reçoit
le visiteur, une petite pièce à la façade de vitres
et de bois vernis. Derrière chacune des fenêtres latérales,
comme des reines immobiles, deux grandes chouettes blanches illuminées
de pourpre nous fixent de leur regard d’or sévère et étrange.
Elles sont les gardiennes de cette chambre nocturne où l’on peut
lire, sur le mur noir du fond, Remember en lettres phosphorescentes.
A l’intérieur, des bocaux de verre et des alambics sont disposés
sur des étagères. De magnifiques robes de satin et de dentelle,
sont suspendues à une tringle au fond de la chambre. A leur droite,
à moitié dans l’ombre, se tient un jeune garcon nu. Sa tête
est tournée de côté, vers la porte. Quand on entre,
on est surpris par le bleu lumineux de ses yeux, ses beaux cheveux bruns,
son petit corps d’enfant à la peau satinée teintée
de lumière bleue. Debout sur le sol, les jambes croisées,
il se tient dans un équilibre précaire. Ses mains en croix
au niveau de son sexe tiennent une large plume blanche qui retombe légèrement.
Bien qu’il semble infiniment fragile (ou peut-être à cause
de cela), il paraît intouchable; d’abord parce qu’il faut bien se
rendre compte qu’il ne bougera pas de son doux déséquilibre
puisque c’est un mannequin; mais aussi parce que son regard est comme inabordable:
il observe ailleurs, vers le ciel sombre, ou vers quelques rêves
intérieurs. Enfin parce qu’il semble le protégé d’un
grand hibou-aigle brun aux ailes déployées, qui, derrière
lui, perce l’obscurité d’un regard flamboyant. Ce hibou à
l’air terrible serait-il le double de ce garçon à l’air d’ange,
sa part sauvage, indomptable, l’obscure puissance de sa rêverie prête
à s’envoler à tout instant vers le ciel nocturne dans un
grand coup d’ailes immenses?
L’Ange de Maria Klonaris & Katerina
Thomadaki n’appartient pas au domaine du soleil - en tous cas pas à
celui auquel on a l’habitude de penser et de placer les anges. Quand le
soleil est là, c’est en éclipse avec la lune, soleil noir,
et il fait partie, comme les autres étoiles, de la grande nuit de
l’univers. Voyez ces grands portraits photographiques de l’Ange: un corps
hermaphrodite (au départ, un document clinique du début du
siècle) de morphologie masculine avec un sexe feminin, s’offrant
superbement au regard, malgré ses yeux bandés par quelque
pudeur (ou frayeur) du pouvoir médical; en surimpression avec la
Voie Lactée, des galaxies, des nébuleuses, ou des trous noirs
de l’Espace... Depuis qu’elles travaillent sur le thème de l’Ange,
M.K. & K.T. l’ont fait “Corps des étoiles” [5],
figure d’un domaine nocturne, en toute continuité avec leurs précédents
cycles d’œuvres sur les archétypes du feminin et de l’androgynat.
A chaque fois que l’on visite leurs films, et plus encore leurs installations,
c’est à une certaine nuit que l’on est invité; une nuit dont
la puissance demande un dépouillement, un certain abandon de soi,
un peu comme lorsqu’on va se coucher pour retrouver un autre monde derrière
les yeux clos. Et la nuit qui nous est offerte ici, avec ces infinis d’étoiles
et ces échos de musiques, d’emblée est immense, inquiétante,
et pourtant familière. Que les artistes aient choisi pour elle une
piscine, lieu d’un rituel de nudité où le corps et l’esprit
se voient délivrés de leur pesanteur habituelle, est aussi
révélateur. |
L’eau est là, jusqu’au milieu du
bassin, au fond. Si les premières salles appelaient à l’idée
du vol, de l’envol, du ciel, de l’air, la gigantesque salle de piscine
laisse à la peau la sensation fraiche de l’eau présente.
Dans un jeu de contraire, trois feux sont allumés dans de grands
bols métalliques à l’avant-plan.
Dans cette grande fosse rectangulaire,
près de nous qui l’observons en perspective, se tiennent, assises
de chaque coté de trois grandes photographies en noir et blanc de
l’Ange, disposées entre les lignes noires sur le carreau blanc,
deux panthères tachetées. Derrière, au centre, juste
à la limite de l’eau, un tigre debout. Tous trois nous font face,
la gueule ouverte en menace redoutable. Leurs ombres se projètent
sur les parois et l’on peut voir leurs reflets miroiter au sol. Sauvageries
gardiennes du site, ils se tiennent là, souples et forts, comme
tenus tranquilles par quelque puissance étrange mais prêts
à bondir à toute intrusion irrespectueuse; impitoyables et
magnifiques, ils marquent la limite, désignent l’infranchissable.
Deux colonnes composées de trois
moniteurs vidéo, de chaque coté du bassin, dessinent elles
aussi cette architecture de l’Ici-et-l’Ailleurs. Leurs images jouent somptueusement,
en noir et blanc, des apparitions de l’Ange et de ses multiples textures.
Au-delà, sur trois immenses écrans
suspendus en tryptique tout au fond de la salle, sont projetées
les diapositives qui se reflètent dans l’eau, miroir sombre. Au
rythme d’une musique électronique cyclique et grave, obsédante
[6],
l’Ange apparaît, disparaît, se dissoud, se dédouble,
éclate. Irradiant de bleu intense, de jaune, de magenta, de cyan,
d’étoiles, d’étoffes, de feux, il exige de nous une fierté
similaire.
On a un temps d’arrêt et un mouvement
de recul en pénétrant dans cet espace sacralisé. Impact
frontal d’une figure mystérieuse au-delà d’un vide reservé.
Ici ne peuvent avoir cours nos habitudes communes de spectateur. D’ailleurs,
on ne regarde pas, ou pas seulement: le corps entier est en jeu.
On comprend qu’il faut être nu, aussi innocemment nu que le jeune
garçon dans sa chambre, et se faire promeneur d’un labyrinthe qui
ne nous est pas complètement étranger. L’Ange, au loin, se
fait porteur d’un monde occulté depuis longtemps par les cultures
trop ouraniennes: le régime nocturne de l’imaginaire [7].
On pourra se souvenir alors de Knossos
ou du temple d’Ishtar à Babylone; les félins assis là
dans l’ombre, entre air, eau et feu, ne nous détromperont pas. Cette
mise-en-scène visionnaire de puissances androgynes a quelque chose
de cette force antique qu’aimait tant Artaud, celle d’une représentation
qui plonge ses racines dans les rites immémoriaux de la Méditerrannée,
célébrations de la chair et de sa transcendance unies par
l’extase. Cette nuit humide qui nous enchante et nous inquiète est
comme celle d’une “grotte d’émerveillement” [8]
où le corps parcourt le temps à reculons. On l’apprivoise
peu a peu sur le rythme répétitif de la musique, sur ses
sons graves et doux, et l’on se laisse aller à une sorte d’envoûtement
- comme s’il fallait s’engager dans un parcours initiatique; rite qui,
nécessairement, fait retrouver l’androgynat primitif [9]. |
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