Klonaris/Thomadaki
Night Show for Angel (suite)
PARCOURS NOCTURNE A TRAVERS L'INSTALLATION MULTI-MEDIA
DE MARIA KLONARIS & KATERINA THOMADAKI

Cécile Chich 



Night Show for Angel, détail
 
Tout d’abord, c’est un espace sombre. Dans l’entrée de ce qui fut jadis des bains publics, sur les murs latéraux, des cieux étoilés (projections de diapositives), comme vus à travers un immense télescope, ou tels que les verrait un voyageur céleste familier des profondeurs nocturnes.

“This is a personal statement / Blindfolded /
This is a personal statement about you / About your body / ...”

Une voix répète en boucle ces paroles initiatrices; au loin, on perçoit les vibrations graves d’un synthétiseur. Au milieu des cieux, des colonnes vidéo diffusent la même image sur trois écrans: le visage de Katerina, en teinte bleue; dans un écran-rectangle qui masque ses yeux passent des lumières, des feux, des ombres.

“You have become the composite series of an infinite erotic fiction/
Blindfolded / A magic image / Hermaphrodite / Angel /...”

Mais dès qu’on entre, on est d’emblee étonné par le puissant impact de deux grandes photographies en noir et blanc: l’Ange, figure majestueuse, nous accueille doublement; en positif; en négatif. Ses yeux sont couverts d’un petit néon de lumière noire.

“Blindfolded / You are the celebration of a myth /
You, the erotic mutant,
A peculiar off-spring of a sexual and artistic avant-garde /
This is a personal statement about you”. [4]

Face à nous, le guichet qui reçoit le visiteur, une petite pièce à la façade de vitres et de bois vernis. Derrière chacune des fenêtres latérales, comme des reines immobiles, deux grandes chouettes blanches illuminées de pourpre nous fixent de leur regard d’or sévère et étrange. Elles sont les gardiennes de cette chambre nocturne où l’on peut lire, sur le mur noir du fond, Remember en lettres phosphorescentes. A l’intérieur, des bocaux de verre et des alambics sont disposés sur des étagères. De magnifiques robes de satin et de dentelle, sont suspendues à une tringle au fond de la chambre. A leur droite, à moitié dans l’ombre, se tient un jeune garcon nu. Sa tête est tournée de côté, vers la porte. Quand on entre, on est surpris par le bleu lumineux de ses yeux, ses beaux cheveux bruns, son petit corps d’enfant à la peau satinée teintée de lumière bleue. Debout sur le sol, les jambes croisées, il se tient dans un équilibre précaire. Ses mains en croix au niveau de son sexe tiennent une large plume blanche qui retombe légèrement. Bien qu’il semble infiniment fragile (ou peut-être à cause de cela), il paraît intouchable; d’abord parce qu’il faut bien se rendre compte qu’il ne bougera pas de son doux déséquilibre puisque c’est un mannequin; mais aussi parce que son regard est comme inabordable: il observe ailleurs, vers le ciel sombre, ou vers quelques rêves intérieurs. Enfin parce qu’il semble le protégé d’un grand hibou-aigle brun aux ailes déployées, qui, derrière lui, perce l’obscurité d’un regard flamboyant. Ce hibou à l’air terrible serait-il le double de ce garçon à l’air d’ange, sa part sauvage, indomptable, l’obscure puissance de sa rêverie prête à s’envoler à tout instant vers le ciel nocturne dans un grand coup d’ailes immenses?

L’Ange de Maria Klonaris & Katerina Thomadaki n’appartient pas au domaine du soleil - en tous cas pas à celui auquel on a l’habitude de penser et de placer les anges. Quand le soleil est là, c’est en éclipse avec la lune, soleil noir, et il fait partie, comme les autres étoiles, de la grande nuit de l’univers. Voyez ces grands portraits photographiques de l’Ange: un corps hermaphrodite (au départ, un document clinique du début du siècle) de morphologie masculine avec un sexe feminin, s’offrant superbement au regard, malgré ses yeux bandés par quelque pudeur (ou frayeur) du pouvoir médical; en surimpression avec la Voie Lactée, des galaxies, des nébuleuses, ou des trous noirs de l’Espace... Depuis qu’elles travaillent sur le thème de l’Ange, M.K. & K.T. l’ont fait “Corps des étoiles” [5], figure d’un domaine nocturne, en toute continuité avec leurs précédents cycles d’œuvres sur les archétypes du feminin et de l’androgynat. A chaque fois que l’on visite leurs films, et plus encore leurs installations, c’est à une certaine nuit que l’on est invité; une nuit dont la puissance demande un dépouillement, un certain abandon de soi, un peu comme lorsqu’on va se coucher pour retrouver un autre monde derrière les yeux clos. Et la nuit qui nous est offerte ici, avec ces infinis d’étoiles et ces échos de musiques, d’emblée est immense, inquiétante, et pourtant familière. Que les artistes aient choisi pour elle une piscine, lieu d’un rituel de nudité où le corps et l’esprit se voient délivrés de leur pesanteur habituelle, est aussi révélateur.

 
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L’eau est là, jusqu’au milieu du bassin, au fond. Si les premières salles appelaient à l’idée du vol, de l’envol, du ciel, de l’air, la gigantesque salle de piscine laisse à la peau la sensation fraiche de l’eau présente. Dans un jeu de contraire, trois feux sont allumés dans de grands bols métalliques à l’avant-plan.

Dans cette grande fosse rectangulaire, près de nous qui l’observons en perspective, se tiennent, assises de chaque coté de trois grandes photographies en noir et blanc de l’Ange, disposées entre les lignes noires sur le carreau blanc, deux panthères tachetées. Derrière, au centre, juste à la limite de l’eau, un tigre debout. Tous trois nous font face, la gueule ouverte en menace redoutable. Leurs ombres se projètent sur les parois et l’on peut voir leurs reflets miroiter au sol. Sauvageries gardiennes du site, ils se tiennent là, souples et forts, comme tenus tranquilles par quelque puissance étrange mais prêts à bondir à toute intrusion irrespectueuse; impitoyables et magnifiques, ils marquent la limite, désignent l’infranchissable.

Deux colonnes composées de trois moniteurs vidéo, de chaque coté du bassin, dessinent elles aussi cette architecture de l’Ici-et-l’Ailleurs. Leurs images jouent somptueusement, en noir et blanc, des apparitions de l’Ange et de ses multiples textures.

Au-delà, sur trois immenses écrans suspendus en tryptique tout au fond de la salle, sont projetées les diapositives qui se reflètent dans l’eau, miroir sombre. Au rythme d’une musique électronique cyclique et grave, obsédante [6], l’Ange apparaît, disparaît, se dissoud, se dédouble, éclate. Irradiant de bleu intense, de jaune, de magenta, de cyan, d’étoiles, d’étoffes, de feux, il exige de nous une fierté similaire.

On a un temps d’arrêt et un mouvement de recul en pénétrant dans cet espace sacralisé. Impact frontal d’une figure mystérieuse au-delà d’un vide reservé. Ici ne peuvent avoir cours nos habitudes communes de spectateur. D’ailleurs, on ne regarde pas, ou pas seulement: le corps entier est en jeu. On comprend qu’il faut être nu, aussi innocemment nu que le jeune garçon dans sa chambre, et se faire promeneur d’un labyrinthe qui ne nous est pas complètement étranger. L’Ange, au loin, se fait porteur d’un monde occulté depuis longtemps par les cultures trop ouraniennes: le régime nocturne de l’imaginaire [7].

On pourra se souvenir alors de Knossos ou du temple d’Ishtar à Babylone; les félins assis là dans l’ombre, entre air, eau et feu, ne nous détromperont pas. Cette mise-en-scène visionnaire de puissances androgynes a quelque chose de cette force antique qu’aimait tant Artaud, celle d’une représentation qui plonge ses racines dans les rites immémoriaux de la Méditerrannée, célébrations de la chair et de sa transcendance unies par l’extase. Cette nuit humide qui nous enchante et nous inquiète est comme celle d’une “grotte d’émerveillement” [8] où le corps parcourt le temps à reculons. On l’apprivoise peu a peu sur le rythme répétitif de la musique, sur ses sons graves et doux, et l’on se laisse aller à une sorte d’envoûtement - comme s’il fallait s’engager dans un parcours initiatique; rite qui, nécessairement, fait retrouver l’androgynat primitif [9].

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Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire

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Night Show for Angel

Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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