Klonaris/Thomadaki
Night Show for Angel (suite)
PARCOURS NOCTURNE A TRAVERS L'INSTALLATION MULTI-MEDIA
DE MARIA KLONARIS & KATERINA THOMADAKI

Cécile Chich



Night Show for Angel, détail
 
Dans la salle qui s’ouvre derrière le balcon, au fond, contre le cadre noir de la fenêtre centrale, est suspendue une très grande photographie, très blanche, de l’Ange. D’immenses ailes grises portent ce corps; dans le buste, on devine au travers de voiles, en surimpression, sa présence dédoublée, plus grande: des lèvres au creux de l’épaule; en place du sexe, une absence. De part et d’autre de cette photographie, devant les deux autres fenêtres noires, d’immenses ailes blanches, illuminées de turquoise. Devant l’image, au sol, dans un cercle de terre, se tient un paon; flamboyant de vert émeraude et de bleu océan, magnifique, les plumes de sa queue toutes déployées font une ombre elliptique et légère sur le mur. Au centre de la pièce se trouve un grand triangle d’étoiles, projection d’une diapositive. L’Ange, aérien, semble flotter dans cet espace aux lumières douces, au-dessus de ce triangle qui troue le sol. Dans l’encadrure de la porte du mur de droite, une image rétro-projetée de poudres de couleurs bleue, turquoise et jaune d’or, en très gros plan - poussières stellaires, souvenirs chtoniens... Des voix disent encore et encore la force première et libre du corps - au féminin -.

“... Elle ne devrait pas exister / Elle existe...”

Mais avant, on aura rencontré, se tenant à l’entrée, un être étrange.

Il se tient là, immobile. Les bras légèrement ouverts, les yeux bandés de noir, Elle nous accueille. Il porte une longue robe de satin blanc, avec des perles de nacre sur les poignets. Une armure de cuir noir couvre son buste. Son port est fier. Ses cheveux courts et bruns soulignent son visage un peu anguleux de garçon. Ses lèvres de porcelaine rose sont entr’ouvertes, comme se portant à la hauteur des nôtres. Derrière Elle, un mur inquiétant, blanc illuminé de bleu, avec de larges taches jaunâtres. A ses pieds, deux grandes ailes noires déployées, sur lesquelles est posé un gant de fer.

Quelle est cette figure baroque, frère et sœur à la fois du jeune garçon rêveur? Androgyne offrant à l’Ange son double sexe, Elle unit la puissance et la fragilité en une si indissociable osmose que celle-ci ne serait relever que d’une chimie mystérieuse. Peut-être est-ce l’Ange qui a combattu l’iguane au détour du labyrinthe. Mais maintenant, Il a laissé tomber ses grandes ailes noires. Le gant de fer dans sa main droite est prêt de glisser. Sereine, Elle s’offre, Elle est offerte, corps d’amour. Mais peut-Elle être saisie?

“... Elle échappe à toute forme et contient toutes les formes
Réalité sans figure, sans chiffre, sans nom encore
Elle ne peut être saisie que par l’amour
Elle ne peut être saisie que par l’amour...”

De son regard aveugle, Il observe, au-delà du triangle d’étoiles, un miroir, sur le mur du fond. Quand on se tient près d’Elle, on peut y voir le reflet d’une photographie en noir & blanc de deux fillettes, marquée en son centre d’un néon bleu vertical. Les deux sœurs sont dans leur prime enfance; la plus agée a des sandales aux pieds, la plus jeune mord le bout de son index; toutes deux portent l’ébauche d’un petit pénis dans leur triangle pubique.

“... Elle refuse de se faire traiter de cas clinique
Elle échappe depuis toujours à toute tentative de normalisation
Elle est entière
Elle refuse le traitement d’hormones
Elle ne veut rien faire pour ressembler
Elle ne ressemble pas
Elle est fière
Elle a 2000 ans
Elle vient de naître...”

Dans cette “Chambre des ailes” à l’atmosphère si troublante, l’Ange, l’Androgyne et les enfants hermaphrodites, présences intenses, se répondent derrière leurs masques. Leur dialogue, pour peu qu’on l’entende, donne la clef: “L’Ange, c’est l’Insaisissable de l’Autre”.

En se promenant dans ce champ triangulaire, on se sent des pieds d’argile et de courants de flammes douces comme de lointaines brûlures de désir: il y a un état de rêverie où le corps dans sa profondeur fait un avec l’infini et où l’image n’existe que comme élan amoureux. L’Ange a toujours été là: c’est ce qu’on sent quand s’éteint ici la colère qui fait s’élever contre les catégories sociales du sexe et que s’apaise l’impuissant malaise à être un corps sexué. Cette nébuleuse noire sous son ventre, ce triangle d’étoiles, ce sexe d’Ange, quel rêve impossible, nostalgique peut-être, d’une immense jouissance cela nous évoque-t-il?

La dernière pièce, petite enclave, c’est “La Chambre d’amour”. Sur trois écrans vidéo superposés, des mains caressent, en surimpression, le corps de l’Ange qui passe à la verticale. Cela fait un effet de cinématographie. Une robe blanche est suspendue sur la droite et trois rangées de treize bougies brûlent sur un candélabre noir sur la gauche. Au centre, une grande image de l’Ange, au corps irradiant des poussières d’une nébuleuse éclatée. Devant elle, au sol, un grand miroir carré, posé en losange. Y ont été déposées des roses roses et des roses d’argent et d’or. Une voix dit en anglais la Lettre d’amour inscrite sur l’image. L’infini nocturne y rejoint les profondeurs secrètes du corps:

“...L’horizon comme pendant un orage
L’horizon comme pendant l’amour.”
L’immensité de l’Intime.

 
Night Show for Angel, détail

Night Show for Angel, détail

 
A ce point-là, il nous faut revenir sur nos pas. Détours, arrêts, retours... le chemin du retour est marqué de circonvolutions. Night Show for Angelest un théâtre de créatures flamboyantes et un théâtre d’ombres.Maria Klonaris & Katerina Thomadaki nous ont offert une traversée dans un univers nocturne comme au travers de forces à l’œuvre au creux de notre oubli quotidien. A notre corps et notre intelligence s’est revélé un feu qui toujours échappe, l’impression d’une force angélique.
 
Cécile Chich
Londres, septembre 1992
Version anglaise publiée dans Eonta, Volume 2, n°1, Londres 1993
 

Notes

[1] Cette installation a été conçue pour Edge’92 et a reçu le soutien du Arts Council of England.
[2] Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie.
[3] Leur "Manifeste pour un Cinéma corporel" a été publié dans la revue Jungle nr 5, “Subversion”, Paris, 1978.
[4] Les extraits en italiques sont tirés de la bande sonore de l’installation.
[5] L'Ange. Corps des étoiles est le titre d’une série de photographies n&b, 1986.
[6] Bande son composée par Spiros Faros.
[7] Cf. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Introduction à l’archétypologie générale).
[8] Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos. Bachelard souligne l’ambiguité de la ‘cave d’émerveillement’: c’est aussi la ‘grotte de terreur’.
[9] Sur les rites d’initiation, voir G. Durand et Mircea Eliade, Méphistophélès et l’Androgyne.

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Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire

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textes
Night Show for Angel

Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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