— La parole à…
Eleni Tranouli : Klonaris/Thomadaki. Athènes, naissance d’une avant-garde”


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Portrait d’une jeunesse

Quand tu prendras le chemin vers Ithaque
Souhaite que dure le voyage,
qu’il soit plein d’aventures et plein d’enseignements.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
les fureurs de Poséidon, ne les redoute pas.
Tu ne les trouveras pas sur ton trajet
si ta pensée demeure sereine, si seuls de purs
émois effleurent ton âme et ton corps.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
les violences de Poséidon, tu ne les verras pas
À moins de les receler en toi-même
Ou à moins que ton âme ne les dresse devant toi.


Constantin Cavafy, Ithaque (extrait) (1911).
Traduction Jacques Lacarrière

 

Les jeunes Maria Klonaris et Katerina Thomadaki se rencontrent à Athènes dans un moment de turbulence sociale et politique. Une rencontre qui marque le début d’un échange artistique à vie. Beaucoup reste à découvrir de leurs réalisations théâtrales, plastiques, cinématographiques et littéraires produites durant la décennie 1965-1975. Un moment de leur œuvre déjà empreint d’un engagement politique et d’une exigence esthétique hors-norme. Ensemble, elles réussissent à transformer leur vécu en une œuvre artistique originale et étincelante. Une œuvre inclassable, toujours en expansion, qui s’ancre dans une mémoire antique pour redéfinir le présent. Avant qu’elles ne s’installent à Paris en 1975, tout commence donc à Athènes.

Katerina Thomadaki habitait avenue Alexandras. Son père écrivain, qu’elle dépeint comme « courageux et sensible» , lui transmet le goût de l’écriture et de la langue qui la suivra toute sa vie. Maria Klonaris habitait rue Patriarchou Ioakim. Fuyant Alexandrie après la crise du canal de Suez, sa famille s’installe dans le quartier de Kolonaki, tout proche d’un certains nombres d’institutions internationales à vocation culturelle telles que l’Institut Français, le Goethe Institut et l’Hellenic-American Union. Mais cette partie d’Athènes, voisine du quartier d’Exárcheia, est surtout emblématique des tensions politiques qui marquèrent la Dictature des Colonels. En effet, Kolonaki/ Exárcheia représentent une zone urbaine fortement connotée où cohabitent une vieille bourgeoisie, nombre d’artistes et d’intellectuels de gauche et une jeunesse révoltée se réunissant dans les universités alentour. À l’angle des rues Patission et Stournari, dans Exárcheia, les étudiants de l’École Polytechnique mèneront le soulèvement contre la dictature, entrainant à leurs côtés des grecs de toutes conditions. Plusieurs librairies politiques surgissent à Athènes dans les années 1970 et le quartier d’Exárcheia voit naître une scène underground, le punk et une ribambelle de fanzines avant-gardistes. À l’Hellenic-American Union se déroule, en 1968-69, la tournée du New American Cinema, organisée par P. Adams Sitney. Les jeunes Klonaris et Thomadaki y découvrent les films de Maya Deren, d’Hilary Harris et d’autres, enrichissant leurs connaissances du cinéma déjà acquises grâce à la programmation audacieuse de la Cinémathèque. En 1969 Thanasis Rentzis et Dimitris Spentzos fondent le Centre du Cinéma expérimental, qui permettra aux deux artistes de visionner pour la première fois les films de Gregory Markopoulos, Stan VanderBeek, etc. Après quelques projections, le ciné-club trouve refuge dans un vieux bâtiment néo-classique de la rue Anagnostopolou, mais il sera fermé par la police peu de temps après en raison de son caractère subversif.

À onze ans, Maria Klonaris est inscrite au Collège et Lycée Américain. Lieu d’enseignement prestigieux, cet établissement réunit des professeurs remarquables et il est l’un des rares à employer des enseignants affiliés au Parti communiste, exclus des écoles publiques. Au Collège Américain, Klonaris et Thomadaki reçoivent une éducation en grec démotique, langue qui sera bannie de l’enseignement public pendant la junte militaire (1967-1974), étant considérée comme anti-système. Ce sera la langue puriste (la katharévousa) qui sera déclarée comme langue officielle, plongeant à nouveau le peuple dans l’éternel conflit linguistique qui perdure depuis la création de l’État Grec en 1839, pour ne prendre fin qu’en 1977 avec l’adoption du grec démotique. Au Collège et Lycée Américain, la jeune Katerina Thomadaki fait une première apparition dans le monde du théâtre en réalisant un collage inédit de deux textes : Électre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean Paul Sartre.

 

Paramorfoseis(Déformations), livre de dessins de Maria Klonaris, préface de Katerina Thomadaki, Athènes 1974 © Klonaris/Thomadaki

Paramorfoseis(Déformations), livre de dessins de Maria Klonaris, préface de Katerina Thomadaki, Athènes 1974 © Klonaris/Thomadaki


 

 

De l’encre bleue

Pendant les sept années du régime des colonels (1967-1974), Klonaris et Thomadaki développent une activité artistique avant-gardiste protéiforme. Klonaris travaille en tant qu’illustratrice des livres, entre autres, de F.G. Lorca (Duende), de D.H. Lawrence, d’Olympia Karayorga (La Grande Vague) et d’Iosif Sason (Cedrik). Elle publie par ailleurs plusieurs albums de dessins monographiques comme XI Dessins Amoureux (1973) et Déformations (1967/1974). Dans ce dernier, réalisé au début de la dictature mais paru après, des visages distordus d’inconnus défilent de page en page. Au même moment, Thomadaki s’engage à bras-le-corps dans le théâtre, en dehors de toute structure établie, ayant refusé les sollicitations du Théâtre National et du Théâtre d’Art de Karolos Koun. Ensemble, elles fondent en 1968 le « Théâtre 4 », premier groupe de théâtre expérimental indépendant à Athènes, prenant le contrepied du théâtre traditionnel. Thomadaki se charge de l’adaptation, de la traduction et de la mise en scène et Klonaris de la scénographie, des éclairages, des costumes et des affiches. Elles montent Les Bonnes de Jean Genet, puis Salomé d’Oscar Wilde. Les deux évènements attirent l’attention de la presse nationale. Les Bonnes joue un rôle clé dans le parcours de Klonaris et Thomadaki car cette œuvre est l’objet de leur tout premier film en 8mm. Après avoir fait appel à un opérateur, elles se rendent compte qu’elles doivent prendre elles mêmes la caméra pour se libérer d’un langage purement professionnel et donner corps à leur propre regard. Le tournage a eu lieu sur le toit et dans le grenier de la maison d’été de la famille de Thomadaki à Vrilissia, maison aujourd’hui détruite.

En Septembre 1968, Les Bonnes est présentée sur la scène de l’Hellenic-American Union. Selon la loi, tous les textes littéraires doivent passer devant un comité de censure du Ministère de l’Intérieur avant d’être rendus publics. Le texte de Genet revient largement censuré une semaine avant la première. Le monologue de Solange dans la dernière scène est enfoui sous une épaisse couche d’encre bleue, estampillé d’un cachet certifiant la censure. Les artistes décident de jouer la pièce dans son intégralité sans la moindre coupe.

 

Katerina Thomadaki (Salomé) et Kostas Eugénios (Iokanaan) dans Salomé de Oscar Wilde. Mise en scène : Katerina Thomadaki. Décors et costumes : Maria Klonaris, Athènes 1968.  © Klonaris/Thomadaki.

Katerina Thomadaki (Salomé) et Kostas Eugénios (Iokanaan) dans Salomé de Oscar Wilde. Mise en scène : Katerina Thomadaki. Décors et costumes : Maria Klonaris, Athènes 1968.
© Klonaris/Thomadaki.


 

 

Myth-historima

« Maintenant le dernier jour s’est levé dans la rue et sont apparus les nouveaux humains hier j’en ai vu deux avant-hier cinq aujourd’hui sept. Des hommes de dix-huit seize vingt ans avec un habillement identique et je n’ai pas distingué si c’était des garçons ou des filles ou au moins des efféminés la peau blanche et sèche ils étaient minces et petits sans barbe sans seins sans boutons d’adolescence leur voix basse et douce ni féminine ni masculine ni enfantine leur marche raide sans courbe les cheveux de soie et les lèvres jaunes et les yeux de verre et on ne soupçonnait aucune trace de poil dur sur leur corps mou les aisselles chauves et les vulves atrophiées avec un peu de duvet et leurs gestes petits et pas prétentieux aujourd’hui j’en ai vu sept hier deux la pierre a roulé et le vent a séché l’humidité qui nourrissait les scorpions sauvages et la pluie a nettoyé la boue qui nourrissait les hommes fiers et j’ai vu au soleil ces petits vers blanchâtres et aveugles j’ai vu la nouvelle espèce humaine aujourd’hui déjà sept T a crié taisez-vous. Taisez-vous tous. »

En 1970, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki entrent en contact avec Georges Cheimonas, écrivain et neuropsychiatre. C’est l’année où Cheimonas cosigne avec d’autres intellectuels tels George Seferis, Manolis Anagnostakis et Stratis Tsirkas, l’anthologie-manifeste intitulée Dix-huit textes, paru chez Kedros, qui constitue la première protestation publique collective des intellectuels nationaux contre la mainmise du régime sur la liberté d’expression. Cheimonas écrit de façon très personnelle, poétique, abstraite et ritualiste et sa rencontre avec les jeunes Klonaris et Thomadaki engendre une série d’expérimentations artistiques et marque le début d’un échange de longue haleine entre les artistes et l’écrivain. Chez Cheimonas le logos (le discours) sera intimement lié au langage alors que chez Klonaris et Thomadaki, il s’agira d’un logos corporel.

 

Couverture de Maria Klonaris pour Mythistorima de Yorgos Cheimonas, 3e édition, Athènes, Kedros, 1982. © image : Klonaris/Thomadaki

Couverture de Maria Klonaris pour Mythistorima de Georges Cheimonas, 3e édition, Athènes, Kedros, 1982. © image : Klonaris/Thomadaki


 

Les deux artistes envisagent, dans un premier temps, de faire une adaptation filmique du roman de Cheimonas Mythistorima, le titre conjuguant la notion de Mythos (mythe) et de Istorima (récit). Le livre, sombre, violent et allusif, sort peu avant le coup d’état. Chaque mot transperce le lecteur comme une balle, l’écriture cherchant à créer un rythme de lecture immersif. Inventant des personnages archétypiques et sans identité précise, l’auteur indique leurs noms par de simples lettres : “T”, “A”. Klonaris et Thomadaki vont donc arpenter la ville en quête de visages susceptibles d’incarner T, personnage complexe, inspiré par l’auteur lui même. Elles réalisent des bouts d’essai en Super 8 et organisent des séances photographiques avec la complicité de Miranda Terzopoulou. Ces portraits photographiques d’amis, d’inconnus et de comédiens professionnels, en noir et blanc, très contrastés et expressionnistes sont d’une grande intensité émotionnelle et révèlent une grande sensibilité esthétique.

Peu après, en 1975, Klonaris publie à Athènes, chez Kedros, le livre de dessins Grand Martyr Triomphateur Georges, inspirés du roman de Cheimonas Les Noces et réalisés à l’encre noire sur papier calque de grand format. Page après page, la figure de Saint Georges subit des métamorphoses successives, se dédouble et se multiple pour finalement se doter d’un sexe féminin. À travers la transparence du papier, les dessins se superposent les uns sur les autres, produisant une narration complexe et hybride. On retrouve dans la représentation de Saint Georges des éléments de l’iconographie chrétienne et de la renaissance qui y sont détournés et démembrés par Klonaris. Ce livre a aussi un aspect biographique puisque le père de l’artiste, Georges Klonaris, dont elle se sent très proche, porte le même prénom que le Saint.

Des années plus tard, lors d’une interview filmée, Cheimonas dira que « Le rapport médical est aussi intense, aussi apocalyptique dans tous les sens du terme, aussi pénétrant que le rapport amoureux. » L’entrecroisement entre ces deux rapports, on l’observe également chez Klonaris/Thomadaki dans Le Cycle de l’Ange, lorsqu’elles s’engagent avec passion – et pendant plusieurs années – dans la transformation d’une photographie médicale d’un(e) hermaphrodite, découverte dans les archives du père de Maria, gynécologue, obstétricien et ancien Directeur de la Maternité Internationale d’Alexandrie. Cette image médicale qui suit Maria Klonaris depuis son adolescence, trouve, dans l’œuvre du duo artistique, un statut symbolique, spirituel mais aussi politique – celui de “corps dissident” – et se transforme, à travers différents procédés, en une figure de l’Ange dont les multiples images sans cesse renouvelées hantent les séries photographiques, installations et vidéos.
 

 

Expérience I : Images de la vie quotidienne

Dans la lignée du « Théâtre 4 », Klonaris et Thomadaki fondent, en 1973, l’Espace de Recherche Théâtrale au sein duquel elles créent « Expérience I : Images de la vie quotidienne ». Cette performance, issue d’une série d’improvisations entre les acteurs, explore l’évènement théâtral et ses composants (le jeu d’acteur, le décor, les costumes, la durée). Expérience I se déroule dans un espace entouré de larges toiles blanches qui enferment les spectateurs dans un intérieur carré, produisant éventuellement une sensation de claustrophobie ou de confinement. Les spectateurs sont tous assis au même niveau, tout autour des acteurs. Au milieu de cet espace sont posés des objets du quotidien (une table, deux chaises, un lit). La pièce est habitée par un couple (un homme et une femme). Leurs gestes basculent d’une subtilité intense vers une vive anxiété jusqu’à une violence outrée, faisant allusion à la violence et à l’oppression subie au quotidien pendant la dictature. Tout ceci se déroule sous l’œil attentif de deux commentatrices qui s’interposent à l’action et s’adressent au public. Cette expérience s’élargira et frappera de plein fouet le souvenir encore frais de la dictature, lors de « La Torture » (1976), une action publique de 48h à la Cartoucherie de Vincennes pendant laquelle les corps des participants éprouvèrent des situations de confinement, de tension et de mise à l’épreuve, tentant de redéfinir et réprouver la torture sous toutes ses formes.

Lors d’un entretien sur la chaîne publique ERT en amont de l’Expérience I, Katerina Thomadaki exprime avec une ferme conviction leur volonté de se débarrasser des formes et des règles préétablies du théâtre qui, selon elle, servent avant tout « l’efficacité commerciale » d’un spectacle. Dans ses propos, on constate une véritable prise de position contre toute forme de théâtre institutionnel, définissant leur démarche comme une « recherche » et une « expérimentation ». La transcription inédite de cette performance, sous-titrée « Essai Théâtral », rédigée par Thomadaki, témoigne ce qui s’est passé sur place. Chaque respiration et chaque geste y sont exprimés par des mots sous une plume entièrement contaminée par le cinéma. Chaque phrase représente un gros plan sur des détails et contourne un mouvement au ralenti de l’action. Le script insiste sur les gestes récurrents et répétitifs. Un va-et-vient névrotique et angoissant de l’acteur tout autour de la salle fait l’objet d’une description nette et résolue sur plusieurs pages.

D’emblée, oscillant entre théorie et pratique, les recherches menées au sein de l’Espace de Recherche Théâtrale sont complétées par une étude de terrain approfondie sur la scène internationale lorsque Thomadaki devient rédactrice pour la revue grecque Théâtro .

Ce qui commence comme un article ponctuel sur le théâtre de Luca Ronconi, fait jaillir toute une série d’essais passionnés sur les théâtres pionniers contemporains. Thomadaki y réalise entre autres des panoramas à bras-le-corps sur le IXème Festival de Nancy, un entretien de Bob Wilson, la traduction en grec d’une interview de Jerzy Grotowski et une présentation en images d’artistes internationaux de différentes disciplines (Allan Kaprow, Jean Tinguely, Atsuko Tanaka, Anna Halprin, Merce Cunningham, La Monte Young, Alwin Nikolais, Victor Vasarely, Nam June Paik et d’autres). Dans son article, « Mixed Media : une présentation en images d’un mouvement », Thomadaki en profite pour lancer un texte-manifeste précoce sur l’art révolutionnaire qui débute ainsi :

« Quand on parle de révolution dans l’art, on entend la rupture de ses contours délimités. Cette tendance accompagne l’art depuis sa naissance. C’est la posture anarchique de l’artiste pionner vis-à-vis des formes établies et figées. C’est son besoin de rajouter des nouvelles dimensions significatives à la création. C’est son anxiété de réadapter l’art aux structures évolutives de la vie autour de lui et en lui. »

 

Analysant le mouvement de « Mixed Media » et ses composantes, Thomadaki décrypte : le décloisonnement des différentes formes d’art, le renoncement à l’immuabilité de l’œuvre d’art, l’élargissement des dispositifs traditionnels, l’incorporation des nouvelles technologies à la création artistique, la rupture avec toute hiérarchie, la simultanéité de plusieurs éléments, phénomène qu’elle compare au regard du flâneur dans la rue, l’invention d’un nouveaux rapport entre le spectateur et le créateur, la perception d’une œuvre non pas selon une rationalisation consciente d’idées mais à travers les sensations et son corps, l’incorporation de l’événement fortuit, la conclusion que l’art n’est pas distinct de la vie, mais qu’il est la vie même au delà de son auteur. L’ensemble de ces idéaux que la jeune Thomadaki évoque ici avec éloquence révèlent un regard proprement avant-gardiste qui présage certains principes du duo artistique.

 

 

La mer était noire

Maria Klonaris et Katerina Thomadaki dans la performance de Unheimlich III : Les Mères (Centre Pompidou) © Klonaris/Thomadaki

Maria Klonaris dans Unheimlich IIII : Les Mères, film de Katerina Thomadaki et d’elle-même, 1980-81.© photo : Klonaris/Thomadaki

«Comme une petite baie. La mer était noire, un noir profond et brillant. C’était une mer verticale, l’eau restait verticale sans tomber et les vagues roulaient verticalement. Il y avait de grandes vagues et l’écume était noire mais brillait plus que le reste du corps de l’eau. L’eau était épaisse comme du goudron, les vagues lentes. Un noir profond et brillant et les vagues roulaient verticalement. L’écume était noire, épaisse comme du goudron. Comme une petite baie. La mer était noire, les vagues lentes. C’était une mer verticale.»

 

Unheimlich III : Les Mères (1980-1981), dernier volet du cycle de Unheimlich (Inquétante étrangeté) des artistes grecques Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, se situe dans le bassin méditerranéen. Des verres se brisent, des vagues clapotent, l’étésien souffle, les noms de villes et de villages de Grèce s’enchaînent en version bilingue grec/français alors que le regard se promène dans des vestiges aux alentours d’Athènes : dans la demeure de la duchesse de Plaisance, une ruine aujourd’hui convertie en scène de théâtre sur la colline de Penteli ou dans une maison gothique à Pikermi, sur la route menant au port de Rafina. Des images différentes de celles des guides touristiques, des bâtiments abandonnés, inaccessibles, à la périphérie. « Où mène ce voyage? » se demandent des voix féminines dans le film.

S’enracinant dans une sensibilité grecque antique, la mer s’articule ici au moyen d’un vocabulaire symbolique et émotionnel qui renonce à une perception visuelle rationnelle. La Méditerranée prend des colorations sombres faisant écho au « flot pourpre » homérique. La mer est noire autant dans la poésie archaïque que chez Klonaris/Thomadaki, puisqu’elle devient toute-puissante et abyssale. Plutôt que d’être un objet figé, la mer change selon les croyances et les sentiments de l’homme. Sur sa surface, on y voit toujours son reflet. Toute comme cette mer noire et bleue étincelante, l’œuvre de Klonaris/Thomadaki s’enracine dans cet espace intérieur, ce lieu commun partagé et transculturel. Dans ses viscères mystiques et métissés, des ex-votos chrétiens coexistent avec des papillons bleus du Brésil (Puerta del Angel, 1992). Il est urgent d’en parler aujourd’hui, au moment où l’Europe se replie sur elle-même ; au moment où les peuples se retranchent derrière leurs frontières ; où les corps des « sans nom » s’accumulent dans les eaux profondes de la Méditerranée transformant à nouveau sa couleur. L’œuvre de Klonaris et Thomadaki naît dans les années de pierre et s’ancre dans une démarche subversive. En traversant les frontières nationales, elle porte en elle cette mémoire et transforme les terres qu’elle parcourt. Elle puise dans des mythes et des idées intemporelles, qui font retour au fil des siècles.

Au-delà de tout ce qu’elle représente, route maritime, zone de conflits, voies d’échanges culturels ou source de plaisir, la mer effraie. Elle est noire, épaisse comme du goudron et, tout comme l’art de Klonaris et Thomadaki, éternelle.

 
Eleni Tranouli, 2016

Eleni Tranouli est une critique d’art indépendante, basée à Athènes. Elle est diplômée de l’École d’Architecture de l’Université Aristote et elle a obtenu un Master en Cinéma et Audiovisuel à l’université Paris III (Sorbonne Nouvelle). Elle a collaboré avec des artistes telles Jackie Raynal et Alejandra Riera et fût boursière de la fondation Stavros Niarchos au sein du Department of Film au Museum of Modern Art (MoMA) à New York. Elle a écrit pour La Furia Umana, Revista lumière, The International Journal of Screendance et Le Magazine du Jeu de Paume.

 

 
Remerciements
L’auteur adresse ses plus vifs remerciements à Katerina Thomadaki. Sa gratitude va également à Céline Letellier, Gestionnaire de Collection (BnF) et à Alain Carou, chef du Service Images de la BnF, à Jonathan Pouthier du service film du Centre George Pompidou, au Contemporary Greek Art Institute (iset.gr), à Stamatis Schizakis, Giannis Balampanidis, Isabelle de Roo et à l’association Light Cone. Que soient enfin chaleureusement remerciés Marta Ponsa, Adrien Chevrot et le magazine du Jeu de Paume.

References[]

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