Klonaris/Thomadaki
Le destin politique des anges

Christian Gattinoni (suite)


 
Night Show for Angel



Univers intersexuel
Mystère I: Hermaphrodite endormi/e, l'environnement de projection très remarqué à la XIIe Biennale de Paris de 1982, apparaît aujourd'hui comme une œuvre phare dans l'histoire récente de la projection. Le grand interlocuteur est ici l’hermaphrodite du Louvre dont les artistes tirent diverses images transparentes qu'elles installent au cœur du dispositif. Les trois salles offrent dans leur succession autant d’étapes à une quête amoureuse refondée en autant de rituels. La prise de vue s’est attachée à traduire l’immatérialité du marbre, effet renforcé par la création sonore, au sein de l’IRCAM et de Radio France, où des voix d'enfants soprano et de haute contre, jouent avec les boucles musicales. Ces dernières trouvent leur traduction plastique dans les écrans circulaires et les boucles de films. Des écrans de tulle, positionnés en deçà et au delà des surfaces de projection, restituent une troisième dimension à la sculpture antique magnifiée par la lumière. Cependant les corps réels des spectateurs, leur ombre projetée, altèrent la pureté de l’image en la restituant dans notre époque. A la distanciation de la bande-son enregistrée répond la présence d’une violoncelliste dans l’installation. Là encore la quête labyrinthique se met au service d’un dialogue des arts et produit un effet puissant d'immersion polysensorielle, préfigurant des recherches postérieures en réalité virtuelle.

Vers un angélisme militant
Depuis L’Enfant qui a pissé des paillettes (1977) et jusqu’au Cycle de l'Ange (1985-...), les deux artistes construisent le théâtre hologramme des aventures politiques d’êtres intermédiaires. Comme dans toute célébration, un cérémonial se construit autour d’une icône sujette aux plus diverses interprétations, ici technologiques. Dans Le Cycle de l’Ange, une image médicale d'hermaphrodite subtilisée au père gynécologue de Maria fait l’objet d’une première matrice photographique qui subit un ensemble de traitements optiques ou numériques, traversant l’histoire du multimédia. Cette hermaphrodite, femme au corps d’homme, peut se lire aujourd’hui comme le prototype de toutes ces expériences artistiques sur le transformisme et le clonage, à la différence (majeure) qu’un être réel se trouve à son origine. Le professeur Henri Atlan, dans un récent colloque sur «l’art de cloner» organisé par l’Ecole doctorale de Paris I, rappelait qu’à la place du terme vague de clonage, issu des médias, les scientifiques préféraient l’expression «reconstitution d’embryon par transfert de noyau». Cette définition semble qualifier la démarche de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki. En avance sur les expériences scientifiques et parallèles à celles-ci, les doubles de "l'Ange", multipliés à l'infini, sont bien le produit de clonages technologiques dits aussi reproductifs.

Avec Le Cycle de l’Ange, la topologie du double labyrinthe se complexifie. Il est parfois plus difficile d’en saisir les voies à la fois plus imbriquées et plus éclatées, car les deux artistes interviennent dans la multiplicité des technologies, comme dans la diversification et l’extension des espaces de l’œuvre. Requiem pour le XXème siècle (vidéo, 1994) a pour cadre la guerre dont l’hermaphrodite se fait l’ange-miroir. Tour à tour victime et témoin à charge, l’ange dédoublé y brûle des lumières de sa propre douleur selon la litanie tragique du siècle égrenée au générique: «l’étranger-e / le témoin / la victime / le juge / corps de la différence / corps de l’holocauste / corps irradié / il/elle l’Ange». Ce crédo victimaire énonce le corpus politique des anges.
Il ne faudrait pas croire qu’on peut interpréter Le Cycle de l’Ange comme une simple hagiographie de la différence. Notamment parce que le projet dresse autant «une cosmogonie incarnée», qu’un réel horizon politique pour ces êtres intermédiaires. Le travail côtoie aussi, sans intervenir sur le même territoire, des recherches artistiques sur les limites corporelles, comme celles d’Orlan ou de Stelarc (révélé au public parisien par A.S.T.A.R.T.I., en 1994). Cet horizon idéologique s’est établi également par confrontation constante aux imaginaires turbulents des mouvements sociaux de subversion de l'identité sexuelle.
 

Mutation siamoise
Avec Désastres sublimes (cf.éditions A.S.T.A.R.T.I., 2000) s’amorce le cycle le plus récent, celui de la gémellité siamoise, qui recoupe intuitions scientifiques et avancées plastiques. Si l’hermaphrodite peut exercer une attirance avec son ambiguïté sexuelle, la figure des siamois semble plutôt liée à une étrangeté qui interroge nos certitudes sur l’unité individuelle. En cela, elle nous confronte aux catégories du monstrueux que la société a exploité du vivant des siamois. En les rapprochant, à l’aide l’ordinateur, des planches biologiques d'Ernst Haeckel, Klonaris et Thomadaki présentent les différentes versions des jumeaux accolés par la taille comme autant de clones célestes. Leur filiation angélique se lit surtout sur la douceur de leurs visages peu marqués par la différenciation sexuelle. Ils apparaissent ainsi comme les anges marginaux d’un destin douloureux, stigmatisés par une société où le spectacle de l’exclusion conforte la normalité. Le projet des artistes ancre cette dimension engagée dans les marges d’une normalité identitaire et pourrait se lire, cette fois-ci, comme un clonage thérapeutique, où la dimension réparatrice reste essentielle.
Désastres sublimes

Cosmogonies angéliques
L’hypothèse, une fois acceptée, d’une organisation gémellaire de type labyrinthique, ne suppose qu’une approche horizontale des cycles . Elle ne tient pas compte de cette organisation vers le haut qui met en place ciels et constellations depuis Unheimlich I: Dialogue secret (1979) jusqu’à l’univers des siamois, «des astres sublimes». Cette volonté d’installer et d’incarner une cosmogonie pour l’ensemble de leur univers cyclique se manifeste puissamment dès que la créativité de Klonaris et Thomadaki investi un lieu. Pour que l’espace que les artistes offrent à ces figures de la transgression ne coure pas le risque d’intégrer celles-ci dans de nouvelles normes, il leur faut accéder à une autre dimension, plus spirituelle encore, dans un lieu chargé de mémoire. Cette dimension peut être forte d’une charge artistique comme lorsque Madeleine Van Doren les invite à concrétiser Le Rêve d’Electra en 1987 dans la galerie Edouard Manet à Gennevilliers. Le lieu investi peut aussi posséder une mémoire du corps, à l’instar de cette piscine londonienne où est mis en scène le Night Show for Angel pour la biennale Edge en 1992. Investissant les trois étages du bâtiment de 3000m2 de la piscine désaffectée, cette installation monumentale immerge le spectateur dans un univers qui se constitue "derrière les paupières closes de l'Ange". Les artistes parviennent à la transformation fantasmatique du lieu par une surenchère technologique maîtrisée: son quadriphonique, fondus d’images générés par ordinateur et colonnes de moniteurs vidéo. Dans le bassin, les territoires de l’Ange se mesurent par les grands tirages photographiques installés au sol à proximité de bols de feu, et par le flux d’images projetées et vidéotées. Son champ spectaculaire est borné par un triangle de gardiens animaux extraits du bestiaire sauvage: tigres et léopards embaumés évoquent la frontière incertaine entre l'animé et l'inanimé.
 

Puerta del Angel Klonaris et Thomadaki n’hésitent pas non plus à affronter le lourd passé d’une crypte médiévale attenante à la Cathédrale San Isidro de Madrid pour ouvrir l'autre installation monumentale, La Puerta del Angel, sur leur ciel reconstitué. Pour cela elles s’assurent la complicité du fils du Greco, apparaissant dans son tableau L’Enterrement du Comte Orgaz. Retravaillé photo-graphiquement, le garçon est suspendu au dessus du puits octogonal de la cour. Le sol de la crypte recouvert de miroirs, le X tracé en dalles de miroirs autour du puits, sont autant d’entrées vers le labyrinthe où scintillent ex-voto grecs, cristaux, lys et papillons bleus du Brésil en un diorama étourdissant. Dans cette totale perception kinesthésique s’entame le dialogue avec les morts des niches murales de la crypte.

Observatoire des nouveaux médias
Et puisque tout fonctionne en miroir dans ce projet de création commune, durant la constitution du vaste ensemble d'œuvres qui compose Le Cycle de l'Ange, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki entreprennent, dans le prolongement de leur pratique, un travail de réflexion inédit sur la scène internationale des arts technologiques, les Rencontres Internationales Art cinéma / vidéo / ordinateur d’A.S.T.A.R.T.I. accompagnées par des publications à partir de 1990. Elles se dotent ainsi d’un observatoire des nouveaux médias, où se forge une théorie critique des technologies en art, où se constitue aussi une communauté de créateurs qu’elles invitent à partager leur projet transmédiatique et transculturel. Les acteurs les plus prestigieux de la scène internationale y participent. Historiquement, c’est la première tentative de réunion de tous les médias de l’art en mouvement en un corpus commun, et ceci à travers une lecture diachronique. La revendication d'une «écologie des médias», le rapport entre «technologies et imaginaires», les «mutations de l'image» sont les territoires respectivement explorés par les trois éditions de ces Rencontres. 
Ainsi dans le refus des normes technologiques, langagières ou sexuelles comme dans l’échappée verticale de ces figures transgressives, se construit le double destin politique des anges, dans une nouvelle «écologie des média».
Christian Gattinoni

Christian Gattinoni est producteur Indépendant pour France Culture, co-organisateur des Semaines Européennes de l’Image et membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art.
 

Paru dans ART PRESS, # 275, janvier 2002

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Cycles d'œuvres
Le Cycle de l'Ange (1985-2013)
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Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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