Madeleine Van Doren:
Ce sont souvent des hommes qui ont parlé d’Electre: Eschyle, Sophocle,
Euripide, O’Neill, Giraudoux, Sartre... Est-ce que votre lecture d’Electre
est différente?
Katerina Thomadaki:
Totalement. D’abord notre langage est beaucoup plus abstrait vu l’absence
de contexte narratif. Le mythe grec, faisant partie d’un inconscient collectif
de l’Occident, n’est jamais raconté ni rendu manifeste dans notre
installation. Il est là comme rémanence, comme écho
lointain. Le reflet que nous en gardons est surtout celui des deux figures
féminines centrales, Electre et Clytemnestre, le couple conflictuel
qui à lui seul polarise le heurt entre deux mondes. La passion implacable
qui les lie fait résonner le passage de la loi des mères
à la loi du père. Cela se résoud par le matricide
impuni qui aura scellé le sort des femmes dans l’histoire - au moins
pour quelques millénaires.
Maria Klonaris:
On pourrait dire que notre lecture est une tentative de réparation
du rapport Electre/Clytemnestre. Ce regard réparateur remplace le
noyau passionnel d’une histoire fondée sur la haine de la mère,
par une inversion, par un changement de sens du courant électrique:
les deux femmes se rencontrent. Elles se rencontrent dans un miroir. En
fait, dans de multiples miroirs. L’ombilique qui les lie c’est l’ombilique
du rêve. Chez-nous il n’est plus question de meurtre mais de mort
et de renaissance, de voyage, de lumière, de vol et de projection
astrale, de mains nues et de toucher. C’est peut-être un “retour
à la mère” par un renversement non-violent.
K.T.: Il y a
un très beau mot summérien, le premier qui a été
découvert en toute langue pour signifier la liberté. Ce mot
est amargi. Il a un double sens. Il signifie en même temps
“retour à la mère”.
M. VD.: Est-ce
qu’à votre avis Clytemnestre, par un certain côté n’est
pas plus actuelle finalement qu’Electre?
M. K.: Actuelle
au sens qu’elle incarne la puissance des femmes. Ceci dit, quand nous parlons
de “retour à la mère” cela n’implique pas un “matriarcat”
tel que l’a phantasmé Bachofen au 19e siècle: son Muterrecht
souffre d’un romantisme misogyne qui nous fait sourire aujourd’hui. En
même temps c’est vrai qu’il a été le premier à
avancer l’hypothèse d’une organisation sociale matro-centrique antérieure
au patriarcat. Chose qui a pendant longtemps fait figure de fable et de
tabou dans la pensée occidentale. Mais au cours du siècle
l’hypothèse a suffisament été confirmée par
l’anthropologie et par l’archéologie pour qu’elle devienne une évidence.
Il y a cette foule d’études - de Robert Briffault à Panaghis
Lekatsas, de Robert Graves à Nor Hall ou de Erich Frohm à
Jacques Dournes - qui ne laissent pas de doute: révélation,
nostalgie ou paradigme actif, la puissance des femmes travaille l’imaginaire
et la conscience socio-politique du vingtième siècle.
K.T.: Dans La
Jeune née Hélène Cixous évoquait Electre.
Sa voix nous avait impressionnées. “S’allume, à la fin de
l’après-médée, lorsque le crépuscule des mères
s’enfonce dans la nuit propice aux rêves de mort, l’Electricité:
brève époque, de transe. - Tout à l’heure, ce sera,
pour toujours, le patriarcat”. Pour toujours? Aujourd’hui on peut dire
que ce n’est pas certain. Vu le décloisonnement des sexes et le
regain d’intérêt pour l’androgyne qui marque à notre
avis la fin de ce siècle, on peut concevoir de futures alternatives
souples et hybrides.
M. VD.: Dans
Métropolis
il y a recréation de la femme. C’est aussi dans une vision d’homme.
Comment vous appropriez-vous le personnage de Fritz Lang?
K. T.: Nous nous
concentrons uniquement sur la séquence où le robot féminin
est animé par une transfusion de l‘énergie de l’héroïne
qui gît, en état d’hypnose, dans un cylindre transparent.
Les électrodes plantés sur sa tête la relient au robot.
L’image est extrêmement puissante et évocatrice. Elle fait
partie de la mythologie de notre siècle. Pour nous, elle évoque
tout un réseau d’associations: l’héroïne endormie dans
un cylindre de verre (que nous appelons “le cylindre du rêve”) est
peut-être une cosmonaute à l’écoute d’autres univers,
une dormeuse électrique voyageant dans le passé et dans l’avenir,
une momie fluorescente. Son double mécanique, une guerrière
vêtue de son armure, déité statufiée, reine
métallique ressuscitée. C’est peut-être le fantôme
de Clytemnestre qui émerge dans le sommeil d’Electre. Le visage
de l’une se fond dans le visage de l’autre.
M. K.: Il y a
aussi le mot “Métropolis”: en grec cela signifie “la ville mère”.
Ville souterraine dans le film de Fritz Lang, ville labyrinthique, lieu
de la profondeur, matrice de l’inconscient. Ville possédée,
proie de cataclysmes et de catastrophes démesurées, qui n’est
pas sans faire écho aux villes fatales des tragédies grecques.
Mais l’image de la ville est absente dans notre installation. Il n’y a
que son nom, "Métropolis", qui résonne ici ou là dans
la bande son. |