PROCEDES D'ECLATEMENT
DE LA PROJECTION CINEMATOGRAPHIQUE TRADITIONNELLE
L’intervention sur
les appareils de projection
Dans Double Labyrinthe
X Double Labyrinthe (version “élargie” de Double
Labyrinthe) deux projecteurs sont utilisés simultanément
projetant deux copies du même film. Au cours de la projection les
projecteurs sont déplacés par nous-mêmes de façon
à ce que les rapports spatiaux des images se modifient constamment
suivant les changements de direction des faisceaux lumineux. Trois écrans
sont employés sur lesquels les images circulent lentement dans plusieurs
sens. Ces glissades créent des surimpressions. Marche arrière,
arrêt sur image, changement de vitesses de projection (de 24im/sec
à 4im/sec), modification de la focale, changement des dimensions
de l’image, sont des effets de manipulation qui perturbent les relations
spatio-temporelles des deux images ainsi que la linéarité
standardisée du déroulement du film. Etant donné par
ailleurs que les deux copies projetées contiennent la même
suite d’images, il y a exploration de la notion de mémoire visuelle,
d’écho, de double et de miroir.
Dans Soma
les mouvements d’une broche de cristal tenue devant l’objectif du projecteur
par l’une des cinéastes provoquent des éclatements respectifs
des images du corps féminin inscrites sur la pellicule. Ces mouvements
suivent le battement cardiaque qui constitue la bande-son de ce film/projection.
Dans Arteria Magna
in dolore laterali la manipulation constante de la bague de la
mise au point pendant la projection du film, où K.T. réactualise
par un acting out un souvenir douloureux, crée des constants
passages du flou au net qui évoquent l’effacement et la réapparition
de l’événement dans la mémoire. Une dynamique affective
est ainsi établie entre K.T. actante filmée et K.T. manipulatrice
du projecteur, c’est à dire entre le souvenir agi et re-vécu
et le souvenir regardé et donné à voir.
Des filtres colorés sont parfois
placés devant l’objectif du projecteur (filtre rose dans L’Enfant
qui a pissé des paillettes), afin de souligner les dominantes
chromatiques signifiantes qui apparaissent dans tous nos films/projections
et qui sont souvent déterminées dès la prise de vues
(rouge pour la totalité de Soma conçu en monochromie,
bleu pour la première partie de Arteria Magna in dolore laterali,
...).
Transgression de
la forme rectangulaire de l’écran
Dans Soma la broche de cristal
manipulée devant l’objectif du projecteur de diapositives fait éclater
l’image en brisant les lignes droites qui délimitent le rectangle
de la projection - norme rationnelle à laquelle toute image projetée
doit se conformer. Cette explosion répétée de chaque
diapositive est juxtaposée au rectangle non perturbé produit
par le faisceau lumineux du projecteur de film qui projette des images
sur la même surface.
Spatialisation de
la projection
Dans Arteria Magna in dolore laterali
plusieurs surfaces de projection sont utilisées. La disposition
en demi-cercle de ces surfaces brise le rapport spatial habituel strictement
frontal entre public et image projetée.
La symétrie du dispositif de projection
reprend celle de la structure de l’œuvre: l’espace de gauche est occupé
par la première partie - images agies par M. K. et captées
par K. T., l’espace de droite est réservé à la deuxième
partie - images agies par K. T. et captées par M. K. Une surface
décalée à droite est destinée à la dernière
partie qui est de tout autre caractère que les deux précédentes:
- images / documents extraites de journaux et coupures de presse collées
sur l’écran illuminé par le faisceau d’un projecteur.
Nous circulons dans l’espace pour activer
les différentes zones de projection. Le public nous suit en se déplaçant.
L’Intervention du
son en direct
Dans L’Enfant qui a pissé des
paillettes les textes sont lus par nous-mêmes en direct par micro.
Il y a un refus d’enregistrement de la voix. Si les images sont hautement
déterminées, définitivement inscrites sur le support
matériel qu’est la pellicule, la voix est l’irruption du souffle,
du corps, du vécu présent. C’est l’imprévu qui échappe
au prédéterminé, ce qui par excellence confère
à l’événement de projection le statut de vivant.
Action filmée
et action in vivo
A deux reprises dans Ouverture
et dans
Arteria Magna in dolore laterali nous avons opéré
un miroitement entre action filmée et action in vivo.
Dans Ouverture (qui a précédé
la projection de Double Labyrinthe X Double Labyrinthe) nous nous
sommes mises dans l’espace de projection et nous avons utilisé des
éléments qui figurent dans Double Labyrinthe: de la
laine rouge, des ciseaux, de la fumée. Les interventions réalisées
par rapport à ces objets étaient en même temps projetées
en tant qu’ombres sur un écran par le faisceau lumineux blanc d’un
projecteur sans film.
Dans Arteria Magna in dolore laterali
deux actions in vivo sont intégrées à la projection.
La première a lieu au tout début de l’événement,
avant que la projection commence: M. K. est assise au centre de l’espace
vêtue de noir, liée avec de la laine blanche et portant des
lunettes opaques blanches, des assourdisseurs et des gants - accessoires
qui reviennent obsessionnellement dans les images projetées par
la suite. Après l’entrée du public, K. T. intervient et coupe
avec une paire des ciseaux les fils de laine blanche. La deuxième
action a lieu pendant le déroulement de la dernière partie.
Elle est de caractère dissemblable à la première en
ce sens qu’il s’agit là d’une activité fonctionnelle plutôt
que signifiante: K. T. colle des coupures de presse sur l’écran
éclairé par le faisceau d’un projecteur. Le contenu de ces
coupures se réfère aux mutilations sexuelles subies par les
femmes africaines. Des détails en gros plan de ces deux actions
sont retransmis en direct sur un moniteur vidéo.
Dialectique entre
images fixes et images mobiles
Deux types d’images sont présents
dans la plupart de nos films/projections: des diapositives et du film.
L’immobilité de la diapositive installe
une temporalité figée, l’instant pris au piège de
la durée. La succession de diapositives est un “déroulement”
temporel primitif, allusion à la somme d’immobilités qui
constitue le mouvement filmique, chaque diapositive figurant comme un photogramme
géant, dilaté temporellement. Il y a renvoi au procédé
de filmage image par image mais la vitesse frénétique que
génère celui-ci est ici remplacée par une lenteur
extrême. L’effet temporel de cette succession d’images fixes est
accentué dans L’Enfant qui a pissé des paillettes
par un métronome dont la cadence va du largo à l’adagio
et qui est directement transmis par micro. Dans Arteria Magna in dolore
laterali la fixité des vues est soulignée par leur succession
excessivement lente et par le silence.
La fixité de la diapositive est
constamment contrastée avec la mobilité du film. Dans Soma
film et diapositives sont projetés simultanément. Dans L’Enfant
qui a pissé des paillettes les séquences en diapositives
succèdent aux séquences filmiques.
Mais l’immobilité de la diapositive
peut aussi être annulée par un procédé comme
l’utilisation d’un cristal devant l’objectif du projecteur (Soma).
Le mouvement de la main substitue alors l’irruption pulsionnelle à
la vue figée.
Inversement, l’illusion du mouvement créée
par le film est démontée et démontrée par le
procédé de projection de photogrammes figés que nous
avons introduit dans Unheimlich I: Dialogue secret,
restituant l’immobilité constituante du film. Ce procédé
réapparaît dans Unheimlich II: Astarti
ainsi que dans Arteria Magna in dolore laterali.
Tous les procédés de transgression
des normes de la projection dont il a été question ici sont
utilisés de manière signifiante. Ils sont conçus en
fonction de l’énoncé de chaque œuvre. Et c’est justement
à travers ces énoncés que la tentative de renforcer
le concept par le potentiel technique du medium cinéma enrichi par
d’autres supports, rejoint celle de faire éclater la rigidité
du medium en tant que rigidité idéologique.
M.K. - K. T., 1979
(CinémAction
No. 10-11, Cinémas d'avant-garde, printemps-été,
1979) |