Klonaris/Thomadaki
Un cinéma corporel (suite)


Katerina Thomadaki dans Double Labyrinthe
LE PROCEDE CREATIF

On a souvent parlé de notre cinéma comme d’un cinéma en rupture. Cette rupture se situe à plusieurs niveaux, aussi bien sur le plan de l’énoncé que sur celui du procédé créatif. Chez nous, la méthode de production des images est aussi signifiante que les images elles-mêmes. Elle est marquée par notre détermination de créer dans l’indépendance, loin des contraintes et des normes imposées par le cinéma industriel. Nous travaillons à deux, abolissant les hiérarchies de tout ordre, abolissant les rôles et le clivage des spécialités. Nous nous approprions toutes les fonctions créatives, à la fois théoriques, plastiques, techniques. Sur le plan du rapport interpersonnel, c’est une démarche politique, puisque égalitaire et basée sur le dialogue et l’autonomie de chacune dans le cadre d’un projet commun. Pour faire un parallèle avec l’écriture, nos films et films/actions ne fonctionnent pas comme des romans mais plutôt comme des poèmes et des essais. L’expérience mentale n’y est masquée par aucun alibi fictionnel. Elle est action, c’est à dire décision et passage à l’acte des sujets. La séquence imagée et conceptuelle se substitue à la séquence narrative. Le film devient un continuum d’images signifiantes, structurées suivant des schémas conceptuels non narratifs. La succession des séquences n’est pas définie par une linéarité chronologique mais par des agencements/glissements associatifs. Le personnage fictif est aboli au profit de la présence des sujets traversant les films. L’identité n’est pas médiatisée par un tiers mais agie par nous-mêmes. Nous incarnons nos images mentales, ce qui mène à une valorisation de la signifiance par le corps. Le rapport au langage est ainsi inscrit dans le champ du rapport au corps.
 

Maria Klonaris dans Arteria Magna

 
UN CINEMA CORPOREL ET ALCHIMIQUE

Pour transposer au cinéma ce qu’ Artaud disait du théâtre, il y a entre le principe du cinéma et celui de l’alchimie une mystérieuse identité d’essence. Tous les vrais alchimistes savent que le symbole alchimique est un mirage comme le cinéma est un mirage.

Dans le spectre perpétuel qu’est l’image projetée, nous installons le corps, nos propres corps, dans leur matérialité. Le corps est la matière première de notre cinéma. Le corps sujet de travestissements, de transformations et de métamorphoses, opère la transmutation du matériel en mental et du mental en matériel. Dans l’espace corporel se consume la fusion de l’abstrait et du concret et l’image mentale devient pensée spatialisée. C’est un état philosophique de la matière où l’inconscient revêt les apparences du corps, le je/dedans se manifeste comme je/dehors, le langage du corps matérialise le langage de l’inconscient.

Le jeu gestuel et attitudinal nous mène bien sûr à l’imaginaire. Ce corps chargé de signes produit à la fois du sens manifeste, du sens latent et du sens caché. Les attributs dont il s’empare (objets, fards, bijoux, vêtements, gestes, postures) ne soulèvent qu’imparfaitement le masque: ils cachent en dévoilant et révèlent en cachant. L’artifice est ce par quoi le corps devient inaccessible, c’est à dire ce par quoi il accède à l’inconscient.

L’inconscient se manifeste dans la chambre close du cerveau, la matrice silencieuse du rêve - le vase de l’opération alchimique. Nos films sont des films de chambre, des manifestations de la nuit: nous tournons toujours dans la même chambre, toujours chez nous et toujours de nuit. (Seule sortie, l’eau d’un étang au début de L’Enfant qui a pissé des paillettes).

Le fond noir qui efface l’environnement et que nous utilisons depuis nos spectacles de théâtre, évoque les écrans intérieurs: ce qui se trouve de l’autre côté du miroir, à l’intérieur du cerveau, derrière les paupières closes et qui favorise l’introspection. En fin de compte, la quête alchimique c’est le voyage au fond des choses.
 

DE LA PROJECTION

La chambre de tournage est le premier lieu où se spatialise la projection au sens analytique du terme. Le corps est le premier écran matériel où nous projetons les rituels de notre désir. C’est dans l’autre camera oscura, la salle de cinéma, que l’écran devient un objet précis et la projection un acte physique. En maniant nous-mêmes les appareils de projection, nous créons un effet miroirique entre corps projetant et corps projeté. Par notre présence dans la salle nous corporalisons le dispositif cinématographique et ainsi nous démythifions le procédé technologique qui présuppose l’absence, l’effacement physique des cinéastes. De plus, la mise en boîte du film, sa réduction en objet suivant les normes de la projection traditionnelle, est radicalement annulée, par l’intégration signifiante d’autres média: diapositives, vidéo, son en direct par micro... (surtout la diapositive, la vue fixe, a une place très importante dans nos films / actions: c’est l’instant pris au piège de la durée).

L’écran dilaté dans L’Enfant qui a pissé des paillettes, l’écran éclaté dans Soma, l’écran multiplié dans Arteria Magna in dolore laterali, l’écran blanc vidé d’images et refilmé dans Unheimlich I: Dialogue secret, l’écran noir dans Unheimlich II: Astarti, l’écran brisé et déchiré dans Ouverture, sont autant de procédés d’éclatement de la projection à la fois mentale et cinématographique.
 
M.K. - K.T., Paris, 1979
Propos recueillis par Raphaël Bassan (Canal No. 35-36, janvier 1980)
 

Maria Klonaris dans Dialogue secret

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Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire
Photo 1: Katerina Thomadaki dans Double Labyrinthe
Photo 2: Maria Klonaris dans Arteria Magna in dolore laterali
Photo 3: Maria Klonaris dans Unheimlich I:Dialogue secret
 

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